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Elle ne pouvait jamais passer devant Mme Levin dans la rue sans être littéralement malade de dépit. Pendant trente-trois ans elle avait réussi à ne jamais désirer un emploi. Elle avait travaillé quand il lui avait fallu travailler, mais elle ne s’était jamais laissée aller à en avoir envie.

Elle avait convoité l’emploi de Cece Benn. Elle le convoitait encore. Elle le convoiterait toujours. Elle était effondrée.

20. Le supermarché, suite (2021). – Après qu’ils eurent bu leur bière au sous-sol de l’aéroport, Juan emmena Lottie à la patinoire Wollman et ils patinèrent pendant une heure. Des tours simples, des valses, des tangos, un pur délice. On entendait à peine la musique avec le grondement des patins. Lottie quitta la patinoire avec un genou écorché et l’impression d’avoir rajeuni de dix ans.

— Alors, c’est pas mieux que le musée ?

— C’était merveilleux.

Elle l’attira près d’elle et embrassa le grain de beauté sur son cou.

— Hé là, dit Juan.

Puis :

— Il faut que je retourne à l’hôpital, maintenant.

— Déjà ?

— Comment ça, déjà ? Il est onze heures. Je peux te déposer dans le centre ?

Juan ne se déplaçait que pour pouvoir se rendre à sa destination et en revenir au volant de sa voiture. Il vouait un véritable culte à son automobile, et Lottie feignait de partager sa passion.

Au lieu de lui dire simplement la vérité, à savoir qu’elle voulait retourner seule au musée, elle dit :

— J’adorerais faire une balade en voiture, mais pas si c’est pour aller seulement à l’hôpital. Parce que je n’aurais pas où aller et je n’aurais plus qu’à rentrer chez moi. Non, je crois que je vais seulement m’asseoir sur un banc.

Juan partit, satisfait, et elle jeta le trognon de la carotte-souvenir dans une poubelle. Puis elle pénétra dans le musée par une entrée latérale située derrière le temple égyptien (où on lui avait appris à adorer les momies et les idoles en basalte en classe de 10e, de 8e, de 5e, et de 3e).

Des milliers de figurants se pressaient autour des présentoirs à cartes postales, les regardaient, les remettaient à leur place. Lottie se joignit à eux. Des visages, des arbres, des gens en costume d’époque, la mer, Jésus et la Vierge Marie, un bocal plein d’eau, une ferme, des rayures et des pois, mais de photo du supermarché reconstitué, point. Elle dut demander, et une fille portant un appareil dentaire lui indiqua l’endroit où elles étaient cachées. Lottie en acheta une qui montrait des rayons qui continuaient à perte de vue.

— Attendez ! dit la fille à l’appareil tandis qu’elle s’éloignait.

Elle crut à cet instant-là que son compte était bon, mais ce n’était que pour lui donner un reçu pour les vingt-cinq cents de la carte postale.

Une fois dans Central Park, dans un coin retiré loin du grand pré, elle écrivit en lettres capitales dans l’espace prévu pour la correspondance : « J’étais ici aujourd’hui et j’ai pensé que ça te rappellerait le bon vieux temps. » Ce n’est qu’alors qu’elle se demanda à qui elle l’enverrait. Son grand-père était mort, et elle ne connaissait personne d’assez âgé pour se souvenir de quelque chose d’aussi ancien. Elle finit par l’adresser à sa mère, et ajouta au message : « Je ne passe jamais par Elisabeth sans penser à toi. »

Ensuite elle vida son sac à main des autres cartes postales – une série de trous, un bouquet, un saint, une commode ouvragée, une vieille robe, un autre visage, des gens en train de travailler au grand air, quelques gribouillages, un cercueil en pierre, encore des visages sur une table. Onze cartes postales en tout.

Valant au total – elle fit l’addition au dos de la carte représentant le cercueil – deux dollars soixante-quinze. Un peu de vol à l’étalage lui remontait toujours le moral.

Elle décida que celle du bouquet, intitulée « iris », était la plus jolie, et l’adressa à Juan :

Juan Martinez

Garage Abingdon

312 Perry St.

New York 10014.

21. Juan (2021). – Ce n’était pas parce qu’il n’aimait pas Lottie ou sa progéniture qu’il ne leur versait pas régulièrement leur pension hebdomadaire. C’était simplement parce que Princess Cass lui mangeait tout son argent avant qu’il eût l’occasion de leur envoyer. Princess Cass étant son rêve à quatre roues, une réplique virginale de 2015 de la dernière des grandes routières, la Vega Fascination sortie par Chevrolet en 1979. Autour du cou de cette petite merveille il avait accroché cinq années de dur labeur et de sacrifices : un moteur débridé avec toute une série de super-accessoires ; un embrayage Weber d’origine, année 1969 ; une boîte Jaguar avec levier au plancher, et des cardans également de chez Jag. Et pour envelopper le tout, une superbe robe sombre faite de sept couches translucides superposées avec un effet de perspective qui ne lui donnait pas moins de douze centimètres d’épaisseur apparente. Rien que la toucher était un acte d’amour. Et quand elle roulait ? Brm Brm ? Il y avait de quoi jouir.

Princess Cass résidait au troisième étage du garage Abingdon, sur Perry Street, et comme le loyer mensuel, plus les impôts, plus la T.V.A. était plus que ce que Juan aurait payé pour une chambre d’hôtel, il vivait là avec, et dans Princess. Outre les voitures qui étaient simplement garées ou enterrées au garage Abingdon, il y avait trois autres adeptes de la foi : un publicitaire japonais dans une Rolls Electric assez récente, « Gramps » Gardiner dans une Uglicar montée à partir d’un kit et qui n’était, pauvre bougre, pas beaucoup plus qu’un lit ambulant ; et enfin, aussi vraie que nature, une Hillman Minx antédiluvienne avec zéro modification, un bijou qui appartenait à Liz Kreiner, qui l’avait héritée de son père Max.

Juan aimait Lottie. Il aimait Lottie, mais ce qu’il ressentait pour Princess Cass allait plus loin que l’amour – c’était de la loyauté. Ça allait plus loin que la loyauté – c’était une symbiose (« symbiose » étant le mot qui était écrit en petites lettres d’or sur le pare-chocs de la Rolls du jeune cadre japonais). Une voiture représentait, d’une façon que Lottie ne comprendrait jamais malgré tous ses mamours et toutes ses protestations, un mode de vie. Parce que si elle avait compris, elle ne lui aurait jamais envoyé sa stupide carte postale à l’adresse de l’Abingdon. Une histoire confuse au sujet d’une fleur à la con qui avait probablement disparu ! Non pas que lui, personnellement, redoutât une inspection, mais les propriétaires de l’Abingdon en chiaient dans leur froc chaque fois que quelqu’un se faisait envoyer du courrier au garage, et il ne voulait pas voir Princess coucher dans la rue.

Si Princess Cass était sa fierté, elle était aussi, secrètement, sa honte. Comme 80 % de ses revenus provenaient de sources extra-légales, il devait lui acheter ses produits de première nécessité – essence, huile et fibre de verre – au marché noir, et il n’y en avait jamais assez, malgré toutes les économies qu’il faisait par ailleurs. Cinq nuits sur sept elle devait rester au garage, et Juan restait généralement avec elle à la bichonner et à la briquer, ou à lire des poèmes, ou à s’exercer la cervelle avec le jeu d’échecs de Liz Kreiner. Tout était préférable au déshonneur de s’entendre dire par quelque petit malin : « Eh, Roméo, où est passée ta royale demoiselle ? »

Les deux autres nuits justifiaient toutes les souffrances. Les meilleurs moments, c’était quand il rencontrait quelqu’un qui savait apprécier le grand style et qu’ils partaient sur l’autoroute. Ils roulaient toute la nuit, sans s’arrêter sauf pour faire le plein, avalant les kilomètres. Ça, c’était colossal, mais il ne pouvait pas se permettre de le faire tout le temps, ni même de nouveau avec le même quelqu’un. Inévitablement ils voulaient en savoir plus, et il lui était pénible de devoir avouer qu’il n’y avait rien de plus ; que Princess, lui-même, et ces merveilleux tirets blancs qui défilaient au milieu de la chaussée, c’était toute sa vie. Une fois qu’ils avaient découvert la vérité, la pitié coulait à flots, et Juan ne savait pas se défendre contre la pitié.