Lottie lui prit les sacs des mains et regarda, mais regarda seulement, un fauteuil qui lui tendait les bras. Si elle s’asseyait maintenant, elle ne se réveillerait jamais.
— Je ne sais pas. Ça m’a fait un choc. Tourne-toi.
— Tu es censée dire oui, idiote. Seulement : « Oui, m’man, ça te va très bien. »
Mais elle se retourna docilement.
— C’est vrai que ça te va bien, dit Lottie sur le ton qu’on lui avait recommandé de prendre. Vraiment. La robe aussi est… Oh ! m’man, ne rentre pas au salon tout de suite.
Elle s’immobilisa, la main sur le bouton de la porte, attendant qu’on lui annonce à quel genre de catastrophe elle devait s’attendre.
— Shrimp est dans ta chambre à coucher. Elle ne se sent vraiment pas bien. Je lui ai fait prendre quelques pilules pour la calmer. Elle doit être en train de dormir à l’heure qu’il est.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elles se sont séparées. Shrimp a été se faire attribuer une nouvelle subvention…
— Oh ! misère.
— C’est ce que je me suis dit.
— Une troisième fois ? Je croyais que c’était illégal.
— Ben, il y a ses notes de test, tu sais. Et je suppose que les deux premiers sont en âge d’avoir leurs propres notes maintenant. En tout cas, quand elle a annoncé ça à January, il y a eu une scène. January a essayé de la poignarder – ce n’est pas méchant, une simple égratignure à l’épaule.
— Avec un couteau ?
Lottie ricana.
— Non, elle s’est servie d’une fourchette. January a une idée politique comme quoi on ne doit pas faire d’enfants pour l’État. Ou ne pas en faire du tout, les explications de Shrimp n’étaient pas très claires.
— Mais elle n’a pas emménagé ici pour de bon, si ?
— Pour quelque temps.
— Ce n’est pas possible. Oh ! je connais ma Shrimp. Elle ira la retrouver. C’est comme toutes leurs autres disputes. Mais tu n’aurais pas dû lui donner des pilules.
— Elle devra rester, m’man. January est partie pour Seattle et elle a filé la chambre à des amis à elle. Ils ne voulaient même pas laisser Shrimp entrer pour prendre ses affaires. Sa valise, ses disques, tout était empilé dans le couloir. Je crois que c’est ça plus que tout le reste qui lui a fichu un sale coup.
— Et elle a tout apporté ici ?
Un coup d’œil dans le salon répondit à sa question. Il y avait du Shrimp étalé partout en couches superposées de chaussures et de sous-vêtements, de journaux intimes et de draps sales.
— Elle cherchait un cadeau qu’elle m’avait acheté, expliqua Lottie. C’est pour ça qu’elle a tout sorti. Regarde, une bouteille de Pepsi. Elle est jolie, tu ne trouves pas ?
— Oh ! mon Dieu.
— Elle nous a tous apporté des cadeaux. Elle a de l’argent maintenant, tu sais. Un revenu régulier.
— Alors elle n’a pas besoin de rester ici.
— Maman, sois raisonnable.
— C’est impossible. Je viens de louer la chambre à un pensionnaire. Je t’avais dit que j’allais peut-être le faire. C’est pour ça que j’ai acheté toutes ces provisions. Je vais lui faire un bon repas pour partir d’un bon pied.
— Si c’est une question d’argent, Shrimp pourrait probablement…
— Ce n’est pas une question d’argent. Je lui ai dit qu’il pouvait avoir la chambre, et il emménage ce soir. Mon Dieu, mais regarde-moi ce foutoir ! Ce matin c’était propre et net comme un, comme un…
— Shrimp pourrait dormir ici, sur le divan, suggéra Lottie en dégageant une des boîtes en carton.
— Et moi, je vais dormir où ?
— Ben, et elle ?
— Elle n’a qu’à devenir temporaire !
— Maman !
— Et pourquoi pas ? Ça ne sera pas la première fois, tu peux en être sûre. Toutes les nuits où elle n’est pas rentrée, tu ne crois tout de même pas qu’elle était dans le lit de quelqu’un ? Sa place, c’est dans les couloirs et les caniveaux. Elle y a déjà passé la moitié de sa vie, alors elle n’a qu’à y retourner.
— Si Shrimp t’entendait…
— Qu’elle m’entende !
Mme Hanson alla jusqu’à la porte de la chambre et cria :
— Les couloirs et les caniveaux ! Les couloirs et les caniveaux !
— Maman, inutile de… Écoute. Mickey peut dormir dans mon lit ce soir, il n’arrête pas de me le demander, et Shrimp pourra coucher dans le sien. Peut-être que dans un jour ou deux elle pourra trouver une chambre dans un hôtel ou quelque chose comme ça. Mais je t’en supplie, ne lui fais pas une scène maintenant. Elle est dans tous ses états.
— Et moi donc !
Mais elle se laissa amadouer à condition que Lottie remette de l’ordre dans la pièce.
Pendant que sa fille rangeait les affaires de Shrimp, Mme Hanson commença à préparer le dîner. Le dessert d’abord, puisqu’il lui faudrait le temps de refroidir après la cuisson. De la crème dessert Granola parfumée aux framboises. Len avait dit avoir aimé le Granola lorsqu’il était petit, dans le Nebraska, avant d’être envoyé dans un foyer. Lorsqu’il arriva à ébullition elle ouvrit un sachet de Fruits Exquis en morceaux et les jeta en pluie dans le Granola, puis versa le tout dans ses deux bols en verre. Lottie lécha la casserole.
Ensuite elles transportèrent Shrimp de la chambre à coucher jusque sur la couchette de Mickey. Shrimp ne voulant pas lâcher l’oreiller que Mme Hanson avait préparé pour Len, elles lui laissèrent plutôt que de risquer de la réveiller. La fourchette avait laissé sur sa peau quatre trous minuscules en rang d’oignons comme des boutons pressés.
Le ragoût, qui se présentait sous la forme d’un kit avec un mode d’emploi en trois langues, ne lui aurait pas pris plus de quelques minutes si Mme Hanson n’avait décidé de l’agrémenter avec de la viande. Elle en avait acheté huit cubes à Stuyvesant Town pour trois dollars vingt, ce qui n’était pas une affaire, mais avait-on jamais fait une affaire en achetant du bœuf ? Elle sortit les cubes rouge sombre et couverts de sang de deux sacs Baggy, mais en passant dans la poêle ils prirent une couleur brune fort appétissante. Elle décida néanmoins de ne les ajouter au ragoût qu’à la dernière minute pour qu’ils gardent toute leur saveur.
Une salade de crudités composée de carottes et de panais, avec un petit oignon pour relever le tout – elle avait pu se les procurer avec ses tickets alimentaires habituels – et le tour était joué.
Il était sept heures.
Lottie entra dans la cuisine et huma les cubes de bœuf rissolés.
— On peut dire que tu te dépenses, dis donc. (Entendez : que tu dépenses.)
— Ce sont les premières impressions qui comptent.
— Combien de temps va-t-il rester ?
— Ça dépendra, je pense. Allez, tu peux en prendre un, va.
— Il en restera plein.
Lottie choisit le plus petit cube et le grignota délicatement.
— Mm. Mmmmm !
— Tu rentreras tard cette nuit ? demanda Mme Hanson.
Lottie agita la main (« J’ai la bouche pleine ») et hocha la tête.
— Vers quelle heure ?
Elle ferma les yeux et avala.
— Pas avant demain matin si Juan est là. Lee a insisté pour qu’il vienne. Merci. C’était bon.
Lottie partit à sa soirée. Amparo avait été pourvue d’une provision de biscuits et expédiée sur le toit. Mickey, branché sur la télé, était comme invisible. En pratique, elle serait seule jusqu’à l’arrivée de Len. Les élans d’amour qu’elle avait ressentis toute la journée dans la rue et dans les magasins revinrent, comme un enfant timide qui se cache quand il y a du monde mais vous tourmente après leur départ. Le petit énergumène s’ébattait dans l’appartement, poussant des cris de Sioux, tirant la langue, mettant des punaises sur les fauteuils et lui envoyant des images comme celles qu’on entr’apercevait l’après-midi lorsqu’on tombait par hasard sur la 5e chaîne en passant d’une chaîne à l’autre : des doigts remontant le long d’une jambe, une langue caressant le mamelon d’un sein, un sexe en train de se raidir. Ah ! quelle anxiété ! Elle plongea dans le tiroir à maquillage de Lottie, mais elle n’avait guère le temps de se mettre autre chose qu’un peu de poudre compacte sur le visage. Elle revint un moment plus tard pour appliquer une goutte de Molly Bloom derrière chaque oreille. Et du rouge à lèvres ? Un soupçon. Non, ç’avait l’air macabre. Elle l’enleva.