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Il était huit heures.

Il n’allait pas venir.

Il frappa.

Elle ouvrit la porte d’entrée et il était là, un sourire dans les yeux. Sa poitrine haletait sous l’étoffe marron feutré. Elle avait oublié, dans les abstractions de l’amour, la réalité de sa chair. Ses rêveries érotiques de l’instant d’avant étaient des images, mais l’être humain qui entrait dans la cuisine tenant dans une main une valise noire et dans l’autre un sac en papier bourré de livres avait une existence tangible, en trois dimensions. Elle avait envie de faire le tour du jeune homme, comme s’il était une statue dans Washington Square.

Il lui serra la main et dit bonsoir. C’est tout.

Elle se sentit gagnée par sa réticence. Elle ne pouvait se résoudre à le regarder dans les yeux. Elle essaya de lui parler comme il lui parlait, tout en silences et en futilités. Elle le mena jusqu’à sa chambre.

Il caressa le dessus-de-lit de la paume de la main, et elle fut prise d’une envie presque irrésistible de se donner à lui séance tenante, mais l’attitude de Len l’interdisait. Il avait peur. Les hommes avaient toujours peur au début.

— Je suis tellement contente, dit-elle, de penser que vous allez vraiment habiter ici.

— Ouais, moi aussi.

— Il faut que j’aille à la cuisine pour… Il y a un ragoût et une salade de crudités.

— Vous me mettez l’eau à la bouche, Mme Hanson.

— Je crois que vous aimerez.

Elle mit les cubes de viande rissolée dans la sauce frémissante et tourna le bouton au maximum. Elle retira la salade et la bouteille de vin du freezer. Lorsqu’elle se retourna, elle le trouva debout dans l’encadrement de la porte à la regarder. Elle leva la bouteille en un geste d’affirmation immémorial. La lassitude avait disparu de son dos et de ses épaules comme si la pression de son regard avait suffi à chasser les courbatures de ses muscles. Quel don du ciel que d’être amoureuse.

— Vous avez été chez le coiffeur, non ?

— Je ne pensais pas que vous vous en apercevriez.

— Oh ! je m’en suis aperçu dès que vous m’avez ouvert.

Elle commença à rire mais s’arrêta net. Son rire, bien que prenant sa source au plus profond de son bonheur, lui parut âpre.

— Ça vous va bien, dit-il.

— Merci.

Le vin rouge giclant du tétraèdre Gallo semblait jaillir des mêmes profondeurs que son rire.

— Non, c’est vrai, insista Len.

— Le ragoût doit être prêt. Asseyez-vous.

Elle servit le ragoût dans les assiettes en laissant la casserole sur la cuisinière pour qu’il ne voie pas qu’elle lui donnait toute la vraie viande. Mais elle finit quand même par mettre un des cubes sur sa propre assiette.

Ils s’assirent. Elle leva son verre.

— À quoi allons-nous boire ?

— À quoi ?

Un sourire incertain aux lèvres, il leva son propre verre. Puis, comprenant où elle voulait en venir :

— À la vie ?

— Oui ! Oui, à la vie !

Ils portèrent un toast à la vie, mangèrent leur ragoût et leur salade, burent le vin rouge. Ils parlèrent peu, mais leurs regards menèrent un dialogue plein de grâce et de finesse. Rien de ce qu’ils auraient pu dire à cet instant n’aurait été vraiment conforme à la vérité, mais leurs yeux, eux, ne pouvaient mentir.

Ils avaient fini le ragoût et Mme Hanson avait sorti les bols de Granola rose du réfrigérateur lorsqu’il y eut un bruit mat suivi d’un cri perçant en provenance de la chambre de Lottie. Shrimp s’était réveillée !

Len posa sur Mme Hanson un regard interrogateur.

— J’ai oublié de vous dire, Lenny. Ma fille est revenue à la maison. Mais en ce qui vous concerne, ça ne posera aucun…

Trop tard. Shrimp était entrée en titubant dans la cuisine, vêtue d’un des déshabillés défraîchis de Lottie, aussi débraillée et candide que si elle posait pour une photo publicitaire vantant les mérites du Quai n° 19. Ce n’est qu’en atteignant le réfrigérateur qu’elle s’aperçut de la présence de Len, et il lui fallut encore un petit moment avant de songer à dissimuler ses appas dans les plis vaporeux du déshabillé.

Mme Hanson ayant fait les présentations, Len insista pour que Shrimp se joigne à eux, et prit sur lui de transvaser un peu de son Granola dans un troisième bol.

— Comment est-ce que je me suis retrouvée dans la chambre de Mickey ? demanda Shrimp.

Il n’y avait pas d’échappatoire possible : brièvement elle dut expliquer Shrimp à Len, et Len à Shrimp. Lorsque Len exprima l’intérêt poli qu’exigeait la situation, Shrimp l’entreprit sur les détails sordides et dénuda son épaule pour lui montrer les minuscules blessures.

— Shrimp, je t’en prie, dit Mme Hanson.

— Je n’en ai plus honte, maman, plus maintenant, dit Shrimp. Et de continuer sur sa lancée. Mme Hanson fixa la fourchette qui reposait sur son assiette sale. Elle avait envie de la saisir et de tailler Shrimp en morceaux.

Quand Shrimp entraîna Len à sa suite dans le salon, Mme Hanson évita d’en entendre davantage en s’occupant des assiettes.

Len avait laissé trois cubes de bœuf intacts sur le bord de son assiette. Les quelques grammes de Granola qu’il s’était gardés avaient simplement été remués dans le bol. Il avait détesté le dîner.

Son verre de vin était aux trois quarts plein… Elle se demanda si elle devait le vider dans l’évier. Ça lui paraissait indiqué, mais c’était dommage. Elle le but.

Len revint enfin dans la cuisine en annonçant que Shrimp s’était remise au lit. Elle ne pouvait pas supporter de le regarder. Elle attendit que le couperet tombe, et il ne lui fallut pas attendre longtemps.

— Madame Hanson, dit-il, il est évident que je ne peux pas rester ici si pour me garder vous devez jeter votre fille enceinte à la rue.

— Ma fille ! Ha !

— Je suis désolé et…

— Vous êtes désolé !

— Bien sûr que je le suis.

— Oh ! bien sûr, bien sûr !

Il se détourna. Elle n’en pouvait plus. Elle aurait fait n’importe quoi pour qu’il reste.

— Len ! cria-t-elle tandis qu’il s’éloignait.

L’instant d’après il était de retour avec sa valise et son sac de livres, se mouvant au rythme curieusement accéléré des marionnettes de cinq heures et quart.

— Len !

Elle tendit la main, pour lui pardonner, pour implorer son pardon.