(Depuis que Lottie avait signé des formulaires l’autorisant à entrer à l’école Lowen, Amparo avait adopté une attitude tolérante envers sa mère.) En tout état de cause, elle n’aimait rien tant que se battre avec un employé pour se faire rembourser un article déjà payé. Elle ne parvint pas à se faire rembourser en espèces mais obtint quelque chose qui servait encore mieux ses propres desseins : un bon de caisse valable dans n’importe quel rayon du magasin. Elle passa le reste de la journée à se choisir avec soin une garde-robe de rentrée des classes dans les tons mezzo-forte, en espérant qu’après l’explosion initiale sa mère conviendrait qu’il était plus sage de l’envoyer dans le monde vêtue de vrais habits et la laisserait garder au moins la moitié de son butin. L’explosion de Lottie fut d’une violence considérable, et s’accompagna d’un ou deux coups de ceinture, mais elle semblait avoir complètement oublié l’incident à l’heure du journal télévisé de fin de soirée. À croire qu’Amparo n’avait rien fait de plus répréhensible que lécher les vitrines du magasin. Le même soir Lottie vida un tiroir entier de la commode pour que sa fille pût y ranger ses nouveaux vêtements. Merde, pensa Amparo, elle n’a même plus de défense, la vieille conne !
C’est peu après cet incident que Lottie s’aperçut que son poids ne restait plus stationnaire à 85 kg, ce qui n’était déjà pas brillant ; elle prenait du poids. Elle acheta une machine à Coca-Cola et aimait rester au lit pendant que le liquide gazeux lui chatouillait le fond de la gorge, mais tout innocent que fût ce plaisir sur le plan des calories, elle continua à prendre du poids à un rythme inquiétant. L’explication était d’ordre physiologique : elle mangeait trop. Bientôt Shrimp ne pourrait plus parler poliment de la silhouette à la Rubens de sa sœur et devrait admettre tout de go qu’elle était grosse. Lottie serait alors forcée de l’admettre à son tour. Tu es grosse, se disait-elle en se regardant dans la glace sombre que formait la fenêtre du salon. Grosse ! Mais ça ne lui était d’aucun secours, ou pas d’un secours suffisant : elle n’arrivait pas à croire que c’était elle la personne dont la vitre lui renvoyait l’image. Elle était Lottie Hanson, la nana bien roulée ; la grosse dame était quelqu’un d’autre.
Par un matin de fin d’automne, alors que l’appartement tout entier sentait la rouille (ils avaient mis la vapeur pendant la nuit), l’explication – de ce qui ne tournait pas rond et de ce qui avait mal tourné – se présenta à elle dans les termes les plus simples qui soient : « Il ne reste plus rien. » Elle se répéta la phrase comme une prière, et avec chaque répétition la circonférence de sa signification grandissait. La terreur se fraya lentement un chemin à travers l’écheveau inextricable de ses sentiments jusqu’à ce qu’elle ressorte avec son contraire : « Il ne reste plus rien », il y avait de quoi se réjouir. Qu’avait-elle jamais possédé dont la perte ne serait une libération ? De fait, trop de choses restaient encore accrochées à elle. Le jour était encore loin où elle pourrait dire qu’il ne restait rien, absolument plus rien, rien qu’un vide délicieux. Puis, comme toutes les révélations, celle-ci perdit de son brillant et il ne lui resta bientôt plus que les braises de la phrase. Ses pensées s’effilochèrent et elle se retrouva avec un mal de tête dû à l’odeur de rouille.
D’autres matins, il y avait d’autres réveils. Leur caractéristique commune était qu’ils semblaient tous la placer sur le seuil de quelque événement imminent, mais tournée dans la mauvaise direction, comme les touristes figurant dans la photo « Avant » du Grand Canyon qui ornait le calendrier du salon, souriant au photographe sans paraître remarquer le gouffre qui s’ouvrait derrière eux. La seule chose qu’elle savait avec certitude, c’était que quelque chose allait être exigé d’elle, une action plus grave que toutes celles qu’elle avait jamais été appelée à accomplir, une sorte de sacrifice. Mais quoi ? Mais quand ?
Pendant ce temps, son expérience religieuse s’était étendue aux offices de communication à l’Albert Hôtel. Le médium, la révérende Inez Ribera de Houston, Texas, représentait pour Lottie la face féminine de la médaille qu’avait été le vieux M. Sills, son professeur de seconde. Elle parlait, sauf quand elle était en transe, de la même voix flûtée et doctorale – en roulant les R, en arrondissant les voyelles, en accentuant les sifflantes. Ses messages les moins inspirés étaient le même mélange aigre de menaces voilées et de franches insinuations. Mais alors que M. Sills avait ses chouchous, la révérende Ribera lançait ses foudres sans aucun parti pris, ce qui les rendait, sinon plus agréables, du moins plus faciles à encaisser.
D’ailleurs, Lottie comprenait l’amertume qui la poussait à s’en prendre à tout le monde. La révérende Ribera était un médium authentique. Elle n’établissait réellement le contact que de temps en temps, mais lorsque ça lui arrivait, il n’y avait pas à s’y tromper. Les esprits qui s’emparaient d’elle étaient rarement charitables, et pourtant dès qu’ils avaient pris possession de sa personne, les sarcasmes, les menaces d’anévrisme et de banqueroute financière étaient remplacés par de longues descriptions anodines de la vie dans l’au-delà. Au lieu de la profusion habituelle de conseils de toutes sortes, les messages de ces esprits étaient pleins d’incertitude, d’hésitation, voire de perplexité et d’angoisse. Ils faisaient des petits gestes d’amitié et de réconciliation, puis se défilaient comme s’ils s’attendaient à voir leurs avances repoussées. C’était invariablement pendant ces visites, lorsque la révérende Ribera se trouvait si manifestement dans un état second, qu’elle prononçait le mot secret ou mentionnait le détail significatif qui prouvait que ses mots n’étaient pas simplement les débordements spirituels de quelque vague au-delà, mais des communications uniques provenant de gens réels et connus. Le premier message de Juan, par exemple, était indubitablement venu de lui, car en rentrant chez elle Lottie avait trouvé les mêmes mots dans une des lettres qu’il lui avait écrite douze ans auparavant :
Le poème n’était pas de Juan dans ce sens qu’il ne l’avait pas personnellement écrit, bien que Lottie ne lui eût jamais laissé deviner qu’elle le savait. Mais les mots avaient beau venir de quelqu’un d’autre, ç’avait été ses sentiments et ils lui appartenaient maintenant plus sûrement encore que lorsqu’il les avait exprimés dans sa lettre. Avec tous les poèmes qu’il y a en espagnol, comment la révérende Ribera aurait-elle pu tomber précisément sur celui-là si Juan n’avait pas été présent ce soir-là ? S’il n’avait pas cherché un moyen de la toucher pour qu’elle croie qu’il l’était ?
Par la suite, les messages de Juan devinrent moins tournés vers autrui et prirent d’avantage l’aspect d’une autobiographie spirituelle. Il décrivit sa progression depuis un plan d’existence où prédominait le marron foncé jusqu’à un plan qui était vert, où il rencontra son grand-père Rafael et une très jeune fille, presque une enfant, en robe de mariée et qui semblait s’appeler Rita ou Nita. Au fur et à mesure que Juan progressait vers d’autres plans, il devenait de plus en plus difficile de distinguer son ton de celui des autres esprits. Il alternait entre la nostalgie et l’agressivité. Il voulait que Lottie maigrisse. Il voulait qu’elle visite les Lighthall. Finalement Lottie acquit la conviction que la révérende Ribera avait perdu le contact avec Juan et improvisait pour donner le change. Elle cessa de venir aux réunions privées, et peu après Rafael et d’autres parents éloignés commencèrent à anticiper toutes sortes de périls qui allaient se dresser sur son chemin. Une personne en qui elle avait confiance allait la trahir. Elle allait perdre de grosses sommes d’argent. Il y avait un feu quelque part dans son avenir ; peut-être seulement un feu symbolique, mais peut-être aussi un vrai feu.