Pour ce qui était de l’argent, ils devaient tenir leurs renseignements de bonne source. Au premier anniversaire de la mort de Juan il ne restait qu’un peu plus de quatre cents dollars sur les quatre mille que Lottie avait touchés.
Il lui fut plus facile qu’on aurait pu le penser de dire au revoir à Juan et à tout le reste, car elle avait commencé à établir ses propres voies de communication, plus directes, avec l’au-delà. Au fil des ans, Lottie avait fréquenté à intervalles irréguliers des réunions évangéliques au Day of Judgment Pentacostal Church qui se tenaient dans un local de l’Avenue of the Americas loué à cet effet. Elle y allait pour la musique et l’ambiance, car elle ne se sentait guère concernée par ce qui semblait y attirer la majorité des gens, à savoir le drame du péché et de la rédemption. Lottie croyait au péché d’une façon générale, comme si c’était une sorte d’état ou un environnement, comme des nuages, mais quand elle farfouillait dans sa conscience à la recherche de ses propres péchés, elle se retrouvait toujours les mains vides. Ce n’était qu’en pensant aux diverses façons dont elle avait gâché les vies de Mickey et d’Amparo qu’elle arrivait à ressentir quelque chose ressemblant vaguement à de la culpabilité, et encore cette pensée provoquait-elle plutôt un sentiment de malaise qu’une véritable angoisse.
C’est alors que par une terrible nuit d’août 25 (une vague de chaleur étouffait la ville depuis plusieurs jours et l’air était irrespirable), Lottie s’était levée au milieu d’une prière demandant des cadeaux spirituels et s’était mise à parler dans une langue incompréhensible. Cela ne dura qu’un instant la première fois, et Lottie se demanda si ce n’était pas simplement l’effet de la chaleur, mais la fois suivante ce fut beaucoup plus clair. Cela commençait par une sensation d’oppression, comme si elle était enfermée de toutes parts, puis une nouvelle force luttait contre cette oppression et l’emportait sur elle.
— Comme un feu ? lui avait demandé le père Carey.
Elle se souvint du feu, symbolique ou réel, contre lequel le grand-père de Juan l’avait mise en garde.
Cela se produisait avec une régularité absolue. Elle parlait dans cette langue incompréhensible chaque fois qu’elle venait au Day of Judgment Pentacostal Church et jamais ailleurs. Lorsqu’elle sentait les nuages s’amasser autour d’elle, elle se levait, quelle que soit la cérémonie en train de se dérouler – un sermon, un baptême – et les autres fidèles faisaient cercle autour d’elle tandis que le père Carey la tenait en priant pour que le feu décline. Lorsqu’elle sentait la chose venir, elle se mettait à trembler, mais quand la chose prenait possession d’elle, elle se sentait forte et parlait d’une voix sonore et rendue distincte par la ferveur religieuse : « Tralla goudy ala troddy chaunt. Net nosse betnosse keyscope nomallin. Zarbos ha zarbos myer, zarbos roldo tenevixu menevent. Daney, daney, daney sigs, daney sigs. Chonery ompolla rop ! »
Ou encore :
« Dabsa bobby nasa sana dubey. Lo fornival lo fier. Ompolla many, leieur mell. Wou – lubba dever ever onna. Wou – molit ule. Nok ! Nok ! Nok ! »
Cinquième partie. Shrimp
27. Maternité (2024). Shrimp faisait une fixation sur la procréation – d’abord l’obtention du sperme ; puis le développement du fœtus dans son ventre ; enfin la sortie du bébé terminé. Depuis que le Système de sélection génétique avait pris effet, c’était un syndrome relativement répandu, la contraception obligatoire ayant balayé comme un ouragan un grand nombre des vieux mythes et des vieilles idoles, mais chez Shrimp il prenait une forme particulière. Elle s’y connaissait suffisamment en psychanalyse pour comprendre sa perversion, mais n’en continuait pas moins à procréer.
Shrimp avait treize ans et était encore vierge lorsque sa mère avait été à l’hôpital pour se faire injecter un nouveau fils. L’opération avait eu un caractère doublement surnaturel – le sperme provenait d’un homme qui était mort depuis cinq ans, et le résultat était manifestement censé remplacer le fils que Mme Hanson avait perdu lors de l’émeute : Boz était Jimmy Tom ressuscité. Ainsi lorsque Shrimp rêvait de la seringue pénétrant dans son propre vagin, c’était un fantôme qui entrait en elle, et il avait nom inceste. Le fait que ce devait être une femme qui manipulât la seringue pour qu’elle éprouvât du plaisir aggravait probablement encore plus le caractère incestueux de la chose.
Ses deux premiers, Tigre et Thumper, n’avaient pas posé de problème sur le plan rationnel. Elle pouvait se dire que des millions de femmes en faisaient autant, que pour une homosexuelle c’était la seule façon moralement valable de procréer, qu’il valait mieux pour les enfants eux-mêmes qu’ils soient élevés à la campagne sous le contrôle de spécialistes, et il y avait une bonne dizaine d’autres rationalisations, y compris la meilleure de toutes : l’argent. La maternité subventionnée était certainement infiniment plus intéressante que le salaire de misère qu’elle touchait lorsqu’elle se tuait au travail pour Con Ed ou les situations encore moins enviables qu’elle avait connues après s’être fait mettre à la porte par ce dernier. Logiquement, que pouvait-on rêver de mieux qu’être payée pour satisfaire sa passion ?
Malgré tout, au cours des deux grossesses et des mois de maternité réglementaires qui suivirent, elle fut sujette à des crises de honte irrationnelle si intenses qu’elle pensa souvent faire don de sa personne et de l’enfant à l’œuvre de bienfaisance de l’Hudson River. (Si elle avait fait une fixation sur les pieds, elle n’aurait pas osé marcher. Le freudisme, ça ne se discute pas.)
Pour son troisième, ce fut une autre histoire. January, bien que disposée à tolérer la chose tant qu’elle restait à l’état de fantasme, était fermement opposée à ce que ce fantasme se réalise. Mais qu’était-ce qu’aller remplir les formulaires sinon une façon de vivre son fantasme à un niveau administratif ? À l’âge qu’elle avait et ayant eu déjà deux enfants, il semblait peu probable que sa demande fût acceptée, et quand elle le fut, la tentation d’aller à l’entrevue s’avéra irrésistible. Elle résista si peu qu’elle finit par se retrouver un jour étendue sur la table blanche, ses pieds dans les étriers métalliques. Le moteur ronronna et son bassin fut incliné vers l’avant pour recevoir la seringue, et ce fut comme si une main descendait des cieux pour caresser la source de tout plaisir au centre même de son cerveau. Faire l’amour, à côté, c’était de la gnognote.
Ce ne fut qu’une fois rentrée de son week-end aux Caraïbes de la volupté qu’elle songea à ce que ses vacances allaient lui coûter. January avait menacé de la quitter lorsqu’elle lui avait parlé de Tigre et Thumper, qui étaient déjà de l’histoire ancienne. Qu’allait-elle faire à présent ? Elle la quitterait pour de bon.