29. L’uniforme blanc suite (2021). Elle lui fut livrée par un porteur dépenaillé. January ne savait que penser de la blouse, mais la carte que Shrimp avait jointe au colis lui chatouilla la chatte. Elle la montra aux gens avec qui elle travaillait, aux Lighthall, qu’une bonne blague faisait toujours rire, à son frère Ned, et ça les fit tous bien rigoler. La carte postale représentait un moineau enjoué et vulgaire. Sous l’image il y avait la mélodie qu’il piaillait :
En ouvrant la carte on trouvait les paroles de la chanson : Tu veux baiser ? Tu veux baiser ? Moi, je veux ! Moi, je veux !
Au début, January se sentait gênée de jouer les infirmières. C’était une fille plutôt forte, et la blouse, bien que Shrimp eût correctement estimé sa taille, refusait de suivre son corps dans ses mouvements. Chaque fois qu’elle la mettait, elle se sentait envahie par un sentiment qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps : de la honte à l’égard de son véritable emploi.
Au fur et à mesure qu’elles apprenaient à se connaître plus en profondeur, January trouvait des moyens de concilier le caractère abstrait des fantasmes de Shrimp et les mécanismes de la sexualité ordinaire. Elle commençait par une « auscultation » minutieuse. Shrimp restait allongée sur le lit, inerte, les yeux fermés ou légèrement bandés, pendant que les doigts de January prenaient son pouls, palpaient ses seins, écartaient ses jambes, exploraient son sexe. Les doigts et les « instruments » allaient chercher toujours plus loin, toujours plus profond. January réussit finalement à trouver un magasin de matériel médical qui accepta de lui vendre une pipette authentique qui pouvait être raccordée à une seringue ordinaire. La pipette chatouillait d’une façon morbide. Elle feignait de trouver Shrimp trop crispée ou trop nerveuse et se mettait en devoir de l’ouvrir davantage à l’aide d’un des autres instruments. Une fois le scénario mis au point, ça ne différait pas tellement des autres formes de rapports sexuels.
Pendant toute la durée de l’opération, Shrimp oscillait entre un plaisir indicible et un sentiment de culpabilité non moins indicible. Le plaisir était simple et absolu, la culpabilité, elle, était complexe. Car elle aimait January et voulait accomplir avec elle tous les actes qu’accomplissait un couple normal de femmes. Et de fait, régulièrement, elles se livraient au cunnilinctus comme ci et comme ça, utilisaient des godemichets ici et là, les lèvres, les doigts, les langues, chaque orifice et chaque artifice… Mais elle savait, et January savait, que tout cela sortait directement d’un livre qui aurait pu s’intituler La santé par la sexualité, et n’avait rien à voir avec l’éclair fulgurant de fantaisie érotique qui peut relier la cheville au tibia, le tibia au fémur, le fémur au bassin, le bassin à la colonne vertébrale et ainsi de suite jusqu’à la source de tous les désirs et de toute pensée, la tête. Shrimp exécutait tous les gestes de l’amour, mais pendant ce temps sa pauvre tête voyait et revoyait défiler les images de ces vieux classiques qu’étaient Ambulance Story, La blouse blanche, La femme à la seringue et Artsem Baby. Ils n’étaient pas aussi excitants qu’elle se les rappelait, mais aucun film ne passait ailleurs.
30. La belle et la bête (2021). Shrimp se voyait essentiellement comme une artiste. Ses yeux voyaient la couleur comme les yeux d’un peintre. En tant qu’observatrice de la comédie humaine elle se considérait l’égale de Deb Potter et d’Oscar Stevenson. Une petite phrase apparemment bénigne entendue par hasard dans la rue pouvait lui fournir le point de départ d’un scénario entier. Elle était sensible, intelligente (ses notes de tests le prouvaient), et dans le vent. La seule chose dont elle avait conscience de manquer, c’était d’une direction, mais n’était-ce pas qu’une question de tendre le doigt ?
Le goût de l’art était héréditaire chez les Hanson. Jimmy Tom avait commencé avec succès une carrière de chanteur. Boz, bien qu’aussi dispersé que Shrimp elle-même, avait le génie de la langue… Amparo, à huit ans, faisait des dessins si incroyablement détaillés et psychologiquement fouillés à l’école qu’elle semblait en bonne voie de devenir plus tard une véritable artiste.
Et il n’y avait pas que sa famille. Un grand nombre, sinon la plupart de ses amis les plus proches étaient artistes à un titre ou à un autre : Charlotte Blethen avait publié des poèmes ; Kiri Johns connaissait par cœur tous les grands opéras ; Mona Rosen et Patrick Shawn avaient tous les deux joué dans des pièces de théâtre. Et le reste à l’avenant. Mais l’amitié dont elle était la plus fière était celle qui la liait à Richard M. Williken, dont les photographies avaient fait le tour du monde.
L’art était l’air qu’elle respirait, le trottoir qui la menait au jardin secret de son âme, et vivre avec January, c’était comme avoir un chien qui aurait passé son temps à chier sur ce trottoir. Un amour de petit chien-chien innocent et adorable –, on ne pouvait que l’aimer, ce trésor, mais alors, hou la la.
Si January s’était bornée à n’éprouver pour l’art que de l’indifférence, ça n’aurait pas dérangé Shrimp. Dans un sens, ça lui aurait même plu. Mais las ! January avait en tout ses hideuses préférences, et elle s’attendait que Shrimp les partage. Elle rapportait à la maison des cassettes de sonothèque d’un genre dont Shrimp n’aurait même pas soupçonné l’existence : des bribes de chansons pop et des morceaux de symphonie montés bout à bout avec des effets sonores pour raconter des histoires sirupeuses du genre : Week-end dans le Vermont ou Cléopâtre sur les bords du Nil.
January acceptait les railleries et les sarcasmes de Shrimp avec le même esprit de tolérance et de bonne humeur qu’elle attribuait à cette dernière. Shrimp plaisantait parce que c’était une Hanson, et que tous les Hanson étaient sarcastiques. January n’arrivait pas à croire que ce qu’elle aimait tant elle-même pût dégoûter quelqu’un d’autre. Elle voyait bien que la musique de Shrimp était un meilleur genre de musique, et elle aimait l’écouter quand ça passait, mais tout le temps et sans arrêt et rien d’autre ? Il y avait de quoi devenir dingue.