Ses yeux ne valaient guère mieux que ses oreilles. Sans penser à mal, elle couvrait Shrimp de vêtements et de bijoux d’un goût barbare, et celle-ci les portait comme autant de symboles de son asservissement. Les murs de sa chambre n’étaient qu’une grande fresque murale où un bric-à-brac d’un sentimentalisme écœurant côtoyait des posters de propagande politique sentencieux tels que cette perle sortant de la bouche d’un Spartacus noir : « Un peuple d’esclaves est toujours prêt à applaudir la clémence d’un maître qui, exerçant un pouvoir absolu, ne pousse pas l’injustice et l’oppression jusqu’à leurs limites extrêmes. » Ouah ouah. Mais que pouvait faire Shrimp ? Entrer dans la chambre et les arracher du mur ? January chérissait sa camelote.
Que faire quand on aime une gourde ? Ce qu’elle faisait – essayer de devenir une gourde à son tour. Shrimp se laissa aller avec diligence, ce qui lui valut de perdre la plupart de ses anciens amis. Mais ces pertes étaient amplement compensées par les amitiés que January lui apporta en dot. Non qu’elle en vînt jamais à éprouver de l’affection pour les uns ou pour les autres, mais progressivement, grâce à eux, elle apprit que son amie avait non seulement des attraits mais aussi des vertus, non seulement des vertus mais aussi des problèmes, un cerveau qui concevait ses propres pensées, des souvenirs, des projets, et une vie passée aussi poignante que n’importe quel morceau de Liszt ou de Chopin. De fait, c’était un être humain, et cela eut beau prendre une journée des plus limpides, un soleil des plus radieux pour qu’apparût cet élément du panorama personnel de January, ce fut un spectacle si plaisant, si encourageant qu’il compensa largement tous les inconvénients qu’entraînait le fait d’être, et de rester amoureuse.
31. Un emploi convoité, suite (2021). – Lorsque la licence de balayeuse tomba à l’eau, Lottie traversa une mauvaise passe durant laquelle elle dormit quinze heures par jour, rudoya Amparo, se moqua de Mickey, vécut de pilules des jours durant pour ensuite faire une razzia sur le freezer. Bref, elle filait un mauvais coton. Cette fois ce fut sa sœur qui la tira d’affaire. Le fait de vivre avec January semblait avoir rendu Shrimp cent pour cent plus humaine. Lottie alla même jusqu’à le lui dire.
— C’est de souffrir, dit Shrimp. Je souffre beaucoup.
Elles parlèrent, elles jouèrent à divers jeux de société, elles se rendirent à toutes les manifestations pour lesquelles Shrimp réussissait à avoir des entrées gratuites. Mais surtout, elles parlèrent ; dans Stuyvesant Square, sur le toit, dans Tompking Square Park. Elles parlèrent de la vieillesse, de l’amour, du manque d’amour, de la vie, de la mort. Elles tombèrent d’accord sur le fait que c’était terrible de vieillir, bien que Shrimp pensât qu’elles avaient toutes deux du chemin à faire avant que cela ne devînt vraiment terrible. Elles tombèrent d’accord sur le fait que c’était terrible d’être amoureuse, mais que c’était encore plus terrible de ne pas l’être. Elles tombèrent d’accord pour dire que ce n’était pas une vie. Elles ne discutèrent pas de la mort. Shrimp croyait, quoique pas toujours au pied de la lettre, à la réincarnation et aux phénomènes métapsychiques. Pour Lottie, la mort n’avait pas de sens. Ce n’était pas tant la mort qu’elle redoutait que la douleur physique qui l’accompagnait.
— Ça aide, de parler, pas vrai ? dit Shrimp lors d’un magnifique coucher de soleil sur le toit, tandis que des nuages roses passaient en surplomb.
— Non, dit Lottie avec un sourire amer du genre « c’est reparti » pour dire à Shrimp qu’elle était de nouveau sur pied et qu’il ne fallait pas s’en faire pour elle. Ça n’aide pas.
C’est ce même soir que Shrimp mentionna la possibilité pour Lottie de se prostituer.
— Moi ? Tu veux rire !
— Pourquoi pas ? Tu l’as déjà fait.
— Il y a dix ans de ça. Plus, même ! Et même à l’époque je ne gagnais pas assez pour que ça vaille la peine.
— Tu n’essayais pas vraiment.
— Shrimp, pour l’amour de Dieu, regarde de quoi j’ai l’air !
— Il y a des tas d’hommes qui sont attirés par des femmes fortes à la Rubens. Enfin, je disais ça, c’était pour toi. Et j’allais simplement ajouter que si par hasard…
— Si par hasard ! gloussa Lottie.
— Si par hasard tu changeais d’avis, January connaît un jeune couple qui s’occupe de ce genre de choses. Il paraît que c’est moins risqué que de faire cavalier seul, et puis c’est plus sérieux au point de vue travail.
Le couple que connaissait January, c’était les Lighthall, Jerry et Lee. Lee était gros et noir et un rien Oncle Tom. Jerry était spectrale et affectionnait les silences lourds de sous-entendus. Lottie ne réussit jamais à savoir lequel des deux était le patron de l’autre. Ils opéraient dans un local que Lottie crut des mois durant être un faux cabinet de consultation juridique, jusqu’au jour où elle découvrit que Jerry était bel et bien inscrite au barreau de l’État de New York. En arrivant au bureau, les clients adoptaient tous une attitude solennelle et grave, comme s’ils étaient effectivement venus consulter leur avocat plutôt que se payer du bon temps. Ils appartenaient pour la plupart à une classe de gens que Lottie connaissait mal – des ingénieurs, des informaticiens, ce que Lee appelait « notre clientèle technocratique ».
Les Lighthall se spécialisaient dans les douches dorées, mais quand Lottie découvrit la chose, elle avait déjà décidé d’aller jusqu’au bout, advienne que pourra. La première fois, ce fut affreux. L’homme voulait à tout prix qu’elle le regarde dans les yeux pendant qu’il répétait :
— Je te pisse dessus, Lottie. Je te pisse dessus.
Comme si sans cela elle ne s’en serait pas aperçue.
Jerry lui dit que si elle prenait une pilule rose deux heures avant et une verte au début de chaque séance elle serait en mesure de maintenir la chose à un niveau totalement impersonnel. Lottie tenta l’expérience, mais au lieu de rendre la chose impersonnelle, elle la rendit irréelle. Au lieu d’avoir l’impression que la scène se passait sur un écran de télévision, elle avait le sentiment que c’était une télévision qui lui pissait dessus.
Le seul avantage important qu’offrait ce travail, c’était que ses revenus n’étaient pas déclarés. Comme les Lighthall étaient contre les impôts, ils opéraient clandestinement, quitte à pratiquer des tarifs beaucoup plus bas que ceux des maisons de prostitution ayant pignon sur rue. Lottie ne perdit aucune de ses prestations MODICUM, et l’obligation de dépenser ses revenus au marché noir faisait qu’elle achetait les trucs marrants dont elle avait envie plutôt que les choses insipides dont elle avait besoin. Sa garde-robe tripla. Elle commença à manger au restaurant. Sa chambre se remplit de gadgets et de jouets et des relents fruités de Molly Bloom, de Fabergé.
Au fur et à mesure que les Lighthall apprenaient à mieux la connaître et à lui faire confiance, Lottie commença à aller voir les clients à leur domicile, souvent pour y passer la nuit. Cela signifiait, invariablement, qu’il y aurait quelque chose en plus des douches dorées. Elle commença à se rendre compte que le temps aidant, c’était un emploi qui pourrait lui plaire. Pas pour le côté sexuel de la chose ; ça, ça n’était rien. Mais parfois, après, les clients se dégelaient un peu et parlaient d’autre chose que de leurs sempiternelles prédilections. C’était là l’aspect de son travail qui séduisait Lottie – le contact humain.
32. Lottie, dans Stuyvesant Square (2021). – « Le paradis. Je suis au paradis.