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« Ce que je veux dire, c’est que n’importe qui, s’il regardait autour de lui et comprenait vraiment ce qu’il voyait… Mais ce n’est pas ce que je suis censée dire, pas vrai ? Ce qu’il faut, c’est pouvoir dire ce qu’on veut. Je suppose que ce que moi je disais, en fait, c’est qu’il vaut mieux que je me contente de ce que j’ai, parce que j’aurai rien d’autre. Mais d’un autre côté si je ne demande pas davantage… C’est un cercle vicieux.

« Le paradis. Qu’est-ce que le paradis ? Le paradis, c’est un supermarché. Comme celui qu’ils ont construit à côté du musée. Rempli de toutes les choses dont on peut rêver. Plein de viande fraîche – s’il y a une chose qui ne me tente pas, c’est un paradis végétarien – plein de gâteaux prêts à cuire et de berlingots de lait glacé et de sodas en boîte. Le grand jeu, quoi. Et des tas d’emballages non consignés. Et je me promènerais entre les rayons en proie à une sorte de folie, comme il paraît que les ménagères faisaient à l’époque, sans penser une minute à ce que tout ça me coûterait. Sans penser. Mille neuf cent cinquante-trois après Jésus-Christ – tu as raison, c’est ça le paradis.

« Non, non. Probablement pas. C’est ça le problème avec le paradis. On dit quelque chose qui vous met l’eau à la bouche, mais ensuite on se demande : est-ce qu’on voudrait vraiment en reprendre une seconde fois ? Une troisième fois ? C’est comme ton autoroute, la première fois ça doit être génial. Et après ? Qu’est-ce que ça donnerait, après ?

« Tu comprends, ça doit venir de l’intérieur.

« Alors ce que je veux, ce que je veux vraiment… Je ne sais pas comment dire. Ce que je veux vraiment, c’est vouloir vraiment quelque chose. Tu sais, comme quand un bébé veut quelque chose. La façon qu’il a de tendre la main pour le prendre. J’aimerais pouvoir tendre la main comme ça pour prendre quelque chose que j’aurais vu. Sans me préoccuper de savoir si je peux ou si c’est mon tour. Il y a des fois où Juan est comme ça au lit, quand ça lui prend. Mais évidemment, le paradis, ça doit être quelque chose de plus vaste que ça.

« Je sais ! Le film qu’on a vu à la télé l’autre soir quand on n’arrivait pas à faire taire maman, le film japonais, tu te souviens ? Tu te rappelles le festival du feu, la chanson qu’ils chantaient ? Je ne me souviens plus des paroles exactes, mais l’idée, c’était qu’il fallait se laisser dévorer par les flammes de la vie. C’est ça que je veux. Je veux me laisser dévorer par les flammes de la vie.

« Alors voilà, c’est ça, le paradis. Le paradis, c’est le feu qui vous dévore, un énorme feu de joie avec des tas de petites Japonaises en train de danser autour, et de temps à autre elles poussent un grand cri et il y en a une qui se précipite dedans. Whouf ! »

33. Shrimp, dans Stuyvesant Square (2021). – « Une des règles qu’ils donnent dans la revue, c’est qu’on ne peut pas appeler d’autres gens par leur nom. Sinon je dirais simplement : « Le paradis, c’est de vivre avec January », et je décrirais comment c’est. Mais si on décrit les rapports qu’on a avec quelqu’un, on ne laisse pas son imagination aller jusqu’au bout des choses, ce qui fait qu’on n’apprend rien.

« Alors je me retrouve au point de départ.

« Imaginez, qu’ils disent.

« Bon. Eh ben, il y a de l’herbe au paradis, parce que je me vois debout dans l’herbe. Mais ce n’est pas à la campagne, avec des vaches et des trucs comme ça. Et ça ne peut pas être un jardin public, parce que l’herbe y est toujours clairsemée, ou alors on n’a pas le droit de marcher dessus. C’est à côté d’une grande route. Une route au Texas ! Disons en 1953. C’est une journée très très ensoleillée en 1953, et je peux voir la route s’étirer à perte de vue, jusqu’à l’horizon.

« À perte de vue.

« Ensuite ? Ensuite je voudrais rouler sur la route, je suppose. Mais pas toute seule, ce serait angoissant. Alors tant pis pour le règlement, je laisserai January conduire. On ne peut pas vraiment parler de rapports personnels si on est sur une moto, pas vrai ? On fait du slalom entre les voitures. De plus en plus vite, de plus en plus vite.

« Et ensuite ? Je ne sais pas. Je ne vois pas plus loin que ça.

« À ton tour maintenant. »

34. Shrimp, à l’asile (2024). – « Ce que je ressens ? De la colère. De la peur. De l’apitoiement sur mon propre sort. Je ne sais pas. Un peu de tout, mais pas… Oh ! tout ça est idiot. Je ne veux pas faire perdre son temps à tout le monde…

« Eh bien, je veux bien essayer. Répéter la chose à satiété jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que quoi ?

« Je t’aime. Voilà, ce n’était pas trop mal. Je t’aime. Je t’aime, January. Je t’aime, January. January, je t’aime. January, je t’aime. Si elle était là ce serait beaucoup plus facile, vous savez. D’accord, d’accord. Je t’aime. Je t’aime. J’aime tes gros nichons tout tièdes. J’aimerais les peloter. Et j’aime ton… J’aime ta grande chatte noire et juteuse. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est vrai. J’aime tout en toi. Je voudrais tant qu’on se remette ensemble. J’aimerais savoir où tu es pour pouvoir te le dire. Je ne veux pas de l’enfant, je ne veux aucun enfant, je te veux, toi. Je veux t’épouser. Pour toujours. Je t’aime.

« Vous voulez que je continue ?

« Je t’aime. Je t’aime beaucoup. Non, c’est un mensonge. Je te déteste. Tu m’es insupportable. Je te trouve consternante, avec ta stupidité, ta vulgarité, tes idées remâchées que tu empruntes directement au manifeste du parti comme… Tu m’ennuies. Tu m’ennuies à mourir. Sale négresse à la con ! Salope. Crétine. Et je me fiche pas mal de…

« Non, je ne peux pas. Le cœur n’y est pas. Si je dis tout ça, c’est parce que je sais que c’est ça que tu veux entendre. Amour, haine, amour, haine…des mots.

« Ce n’est pas que je résiste. Mais je ne pense pas ce que je dis, et ça, je vous assure que c’est la vérité. Dans un sens comme dans l’autre. Tout ce que je ressens, c’est de la fatigue. Je voudrais être chez moi en train de regarder la télé au lieu de faire perdre son temps à tout le monde. Ce pour quoi je vous présente mes excuses.

« Que quelqu’un d’autre dise quelque chose et je la fermerai. »

35. Richard M. Williken, suite (2024). – Ton problème, lui dit-il, tandis qu’ils ballottaient dans le métro en revenant de la grande percée manquée, c’est que tu refuses d’accepter ta propre médiocrité.

— Oh ! ferme-la, dit-elle. Et ce n’est pas une manière de parler.

— C’est aussi mon problème à moi, tout autant que le tien. Peut-être même plus. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas travaillé depuis si longtemps ? Ce n’est pas que rien ne se passerait si je m’y mettais. Mais une fois que j’ai fini et que je regarde le résultat, je me dis : « Non, ça ne suffit pas. » En fait c’est ce que tu essayais de dire ce soir.

— Je sais que tu fais de ton mieux pour être gentil, Willy, mais ça ne sert à rien. Il n’y a pas de comparaison possible entre ta situation et la mienne.

— Et comment qu’il y en a une. Je n’ai aucune foi en mes photos. Toi, tu n’as aucune foi en tes liaisons amoureuses.

— Une liaison amoureuse n’a rien à voir avec une satanée œuvre d’art.

Shrimp se laissait prendre à la discussion. Williken pouvait la voir se débarrasser de son cafard comme s’il ne s’agissait que d’un maillot de bain mouillé. Cette bonne vieille Shrimp !