— Crois-tu ? fit-il.
Elle mordit à l’hameçon sans même réfléchir.
— Toi au moins tu essaies de faire quelque chose. Il y a une tentative. Je n’ai jamais été aussi loin. Je suppose que si ça m’arrivait, le résultat serait exactement comme tu dis – médiocre.
— Toi aussi tu essaies – ça crève les yeux.
— De faire quoi ? demanda-t-elle.
Elle aurait voulu qu’on la mette en pièces (personne à l’asile n’avait même pris la peine de lui crier après), mais Williken se cantonna dans l’ironie.
— J’essaie de faire quelque chose ; toi tu essaies de ressentir quelque chose. Ce que tu veux, c’est une vie intérieure, une vie spirituelle, si tu veux. Et tu l’as. Seulement tu as beau te démener, tu as beau refuser de voir la vérité en face – elle est médiocre. Pas mauvaise. Pas sordide.
— Bienheureux les pauvres en esprit, c’est ça ?
— Exactement. Mais tu n’y crois pas, et moi non plus. Tu sais ce que nous sommes ? Des scribes et des pharisiens.
— Ravie de te l’entendre dire.
— Tu t’es un peu rassérénée, on dirait.
Shrimp fit la moue.
— C’est l’extérieur qui rit.
— Allez, ça pourrait être bien pire.
— Ah oui ? Comment ça ?
— Tu pourrais être battue d’avance, comme moi.
— Et au lieu de ça, je gagne sur tous les tableaux, c’est ça ? Tu veux rire ! Après mon petit numéro de tout à l’heure ?
— Attends de voir, promit Williken. Attends de voir.
Sixième partie. 2026
36. Boz. – En Bulgarie ! s’écria Milly, et il ne fallait pas être devin pour prévoir que ses prochains mots allaient être : Moi aussi j’ai déjà été en Bulgarie.
— Pourquoi tu ne vas pas chercher tes diapos pour nous montrer comment c’était ? dit Boz, histoire de la remettre gentiment à sa place. Puis, bien qu’il le sût parfaitement, il dit :
— C’est le tour de qui ?
January se mit au garde-à-vous et agita les dés.
— Sept !
Elle compta sept cases à haute voix et se retrouva sur Allez en Prison.
— J’espère que je vais y rester, dit-elle joyeusement Si je retombe sur Boardwalk c’en est fini de moi.
Elle avait dit ça avec un tel ton d’espoir.
— J’essaie de me souvenir, dit Milly, le coude sur la table, les dés à la main, suspendant l’espace d’un instant la course du temps et celle du jeu.
— Comment c’était. Tout ce que je me rappelle, c’est que les gens racontaient des blagues. On restait assis pendant des heures à écouter des blagues. Des histoires de seins.
Ils échangèrent un regard, puis Shrimp et January échangèrent un regard.
Boz, bien qu’il eût aimé renvoyer la balle sous la forme d’une grossièreté bien sentie, s’éleva au-dessus. Il se redressa sur sa chaise tandis que sa main gauche plongeait vers les biscuits chauds en un geste qui contrastait par sa langueur avec la raideur de son corps. Bien meilleurs froids, ces biscuits.
Milly agita les dés. Un quatre : son canon atterrit sur le B & O. Elle paya deux cents dollars à Shrimp et jeta de nouveau les dés. Onze : son pion atterrit cette fois sur un de ses propres immeubles.
Le jeu de Monopoly leur venait en héritage de la branche O’Meara de la famille. Les immeubles et les hôtels étaient en bois, les comptoirs en plomb. Milly, comme de juste, avait le canon, Shrimp la petite voiture de course, Boz le bateau de guerre, et January le fer à repasser. Milly et Shrimp étaient en train de gagner. Boz et January étaient en train de perdre. C’est la vie[10].
— La Bulgarie, dit Boz, d’une part parce que ça sonnait bien, mais aussi parce que étant l’hôte, il avait le devoir de ramener la conversation vers l’invitée interrompue. Mais pourquoi la Bulgarie ?
Shrimp, qui examinait le dos de ses titres de propriété pour savoir combien de maisons supplémentaires elle pourrait acquérir en hypothéquant quelques bricoles ici et là, expliqua le système d’échange entre les deux écoles.
— Ce n’est pas ça qui lui avait tellement tourné la tête au printemps dernier ? demanda Milly. Je croyais qu’une autre fille avait décroché la bourse à l’époque.
— Celeste Di Cecca. C’est elle qui est morte dans l’accident d’avion.
— Ah ! fit Milly en comprenant. Je n’avais pas vu le rapport.
— Tu croyais que Shrimp aimait simplement se tenir au courant des derniers accidents d’avion ? demanda Boz.
— Je ne sais pas ce que je croyais, mon lapin. Alors comme ça elle va finir par y aller quand même. Ce que c’est que la chance, tout de même !
Shrimp acheta trois nouvelles maisons. Puis la voiture de course dépassa à toute allure Park Place, Boardwalk, Avancez et Impôts sur le revenu pour atterrir sur Vermont Avenue. Elle fut hypothéquée auprès de la banque.
— Ce que c’est que la chance, tout de même, dit January.
Ils parlèrent de la chance pendant plusieurs tours de circuit – de qui en avait et de qui n’en avait pas et de s’il existait, en dehors du Monopoly, une réalité correspondant à ce mot. Boz demanda si l’un d’entre eux avait jamais connu quelqu’un qui avait gagné à la loterie. Le frère de January avait gagné cinq cents dollars trois ans auparavant.
— Mais évidemment, ajouta consciencieusement January, quand on fait le compte de tous les billets qu’il a achetés, il a perdu davantage.
— Mais à coup sûr, pour les passagers, un accident d’avion ne peut être qu’une affaire de chance, insista Milly.
— Vous pensiez beaucoup aux accidents quand vous étiez hôtesse de l’air ?
January avait posé cette question avec la même lourde indifférence qu’elle manifestait en jouant au Monopoly.
Pendant que Milly lui racontait l’histoire de la Grande Catastrophe aérienne de 2021, Boz passa derrière l’écran pour remplir les verres d’orchata et ajouter de la glace. Tabby-chat regardait de minuscules base-balleurs en train de jouer en silence sur l’écran de la télévision, et Cacahuète dormait du sommeil du juste. Lorsqu’il revint avec le plateau, la Catastrophe aérienne était terminée et Shrimp leur livrait la philosophie de sa vie :
— Ça peut ressembler à de la chance, superficiellement, mais quand on creuse on s’aperçoit en général que les gens n’ont que ce qu’ils méritent. Si cette histoire de bourse n’avait pas marché pour Amparo, il y aurait autre chose qui aurait marché. Elle a travaillé pour.
— Et Mickey ? demanda January.
— Pauvre Mickey, acquiesça Milly.
— Mickey a exactement ce qu’il mérite.
Pour une fois Boz ne pouvait qu’être d’accord avec sa sœur.
— Souvent, quand les gens font des choses comme ça, c’est qu’ils veulent être punis.
L’orchata de January choisit ce moment précis pour se renverser. Milly souleva le jeu juste à temps, de sorte que seul un coin du carton fut mouillé. Il restait tellement peu d’argent à January qu’il n’y eut pas une grosse perte non plus de ce côté-là. Boz était plus embarrassé que January, étant donné que sa dernière phrase semblait impliquer qu’elle avait renversé son verre exprès. Dieu sait qu’elle avait d’excellentes raisons de le faire. Rien n’est plus ennuyeux que de perdre régulièrement pendant deux heures d’affilée.