Deux tours de circuit plus tard, le vœu de January se réalisa : Elle tomba sur Boardwalk et fut contrainte à l’abandon. Boz, qui était en train de se faire ratiboiser plus lentement mais tout aussi sûrement, tint à déclarer forfait en même temps.
Il accompagna January sur le balcon.
— Ce n’était pas la peine d’abandonner juste pour me tenir compagnie, tu sais.
— Oh ! ils s’amuseront mieux sans nous. Maintenant elles vont pouvoir s’étriper en toute tranquillité.
— Tu sais que je n’ai jamais gagné au Monopoly ? Pas une seule fois de toute ma vie.
Elle soupira. Puis, ne voulant pas paraître une invitée ingrate :
— Vous avez une vue splendide.
Ils admirèrent en silence la vue nocturne : les lumières mouvantes, voitures et avions ; les lumières immobiles : étoiles, fenêtres, lampadaires. Puis, gagné par le malaise, Boz lança sa plaisanterie-bateau pour ses visiteurs au balcon.
— Oui, j’ai le soleil le matin et les nuages l’après-midi.
Il est probable que January ne saisit pas. En tout état de cause, elle était décidée à être sérieuse.
— Boz, Boz, j’aimerais te demander un conseil.
— À moi ? Hé bé !
Boz adorait conseiller les gens.
— À quel propos ?
— À propos de ce qu’on est en train de faire.
— Je croyais que c’était déjà fait.
— Quoi ?
— Je veux dire, à en juger d’après la façon dont Shrimp en parle, je croyais que ça tenait plutôt du fait accompli[11].
— Oui, si l’on veut, dans la mesure où on a été bien acceptées. Ils ont été très gentils avec nous, les autres, je veux dire. C’est plutôt sa mère qui m’inquiète.
— Maman ? Oh ! elle s’en remettra.
— Elle semblait très affectée hier soir.
— Oh ! c’est souvent qu’elle se met dans des états pareils, mais elle en sort tout aussi vite. Tous les Hanson récupèrent vite. Comme tu as dû t’en apercevoir.
Ce n’était pas très gentil comme remarque, mais elle sembla passer au-dessus de la tête de January comme la plupart de ses autres sous-entendus.
— Il lui restera Lottie, et Mickey quand il reviendra.
— C’est exact.
Mais il y avait une pointe de sarcasme dans sa réponse. Il en était venu à s’irriter des tentatives maladroites que faisait January pour se donner bonne conscience.
— Et de toute manière, même si c’était aussi grave qu’elle semble le penser, ça ne devrait pas entrer en ligne de compte. Même si maman n’avait personne d’autre, ça ne devrait pas peser sur ta décision.
— Tu crois ?
— Si je pensais le contraire, il faudrait logiquement que je retourne moi-même vivre là-bas, pas vrai ? Si elle était menacée de perdre l’appartement. Tiens, tiens, on a de la visite !
C’était Tabby-chat. Boz la prit dans ses bras et la caressa dans ses endroits préférés.
— Mais tu as une famille à toi, insista January.
— Non, j’ai une vie à moi. Exactement comme Shrimp et toi.
— Alors tu penses vraiment qu’on a raison ?
Mais il n’avait pas l’intention de lui rendre les choses aussi faciles.
— Fais-tu ce que tu as envie de faire, oui ou non ?
— Oui.
— Alors tu as raison de le faire.
Ce jugement prononcé, il tourna son attention vers Tabby-chat.
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans, hein, ma vieille ? Elles jouent encore à leur jeu assommant, les filles ? Hein ? Qui va gagner ? Hein ?
January, qui ne savait pas que la chatte avait passé la soirée à regarder la télévision, répondit sans ambages à la question de Boz :
— Je crois que c’est Shrimp qui va gagner.
— Ah ?
Mais pourquoi diable Shrimp avait-elle ?… Vraiment, ça le dépassait.
— Oui. Elle gagne toujours. C’est incroyable, la chance qu’elle a.
Voilà pourquoi.
37. Mickey. – Il allait devenir base-balleur. Idéalement, bloqueur pour l’équipe des Mets, mais sans aller jusque-là, il s’estimerait heureux d’être en première division. Si sa sœur pouvait devenir ballerine, il n’y avait pas de raison qu’il ne puisse devenir athlète. Il avait le même bagage génétique de base, de bons réflexes, un esprit sain. Il pouvait y arriver. Le Dr Sullivan avait dit qu’il le pouvait et Greg Lincoln, le directeur sportif, lui avait dit qu’il avait autant de chances que n’importe quel autre gars ; peut-être même plus de chances. Ça impliquait un entraînement intensif, une discipline de fer, une volonté inflexible, mais avec le Dr Sullivan pour l’aider à se débarrasser de ses mauvaises habitudes mentales, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne se montre pas à la hauteur.
Mais comment expliquer tout ça en une demi-heure dans le parloir ? Et à sa mère, de surcroît, pour qui Kike Chalmers ou Opal Nash, c’était du pareil au même ? À sa mère, qui était à l’origine (il le voyait bien, maintenant) de la plupart de ses mauvaises attitudes mentales. Alors il lui dit carrément.
— Je ne veux pas retourner au 334. Ni cette semaine, ni la semaine prochaine, ni…
Il s’arrêta juste avant de prononcer le mot « jamais ».
— … pour longtemps.
Les émotions se succédèrent sur le visage de sa mère comme les clignotements d’une lampe stroboscopique… Mickey détourna les yeux.
— Mais Mickey, pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Rien. Ce n’est pas la question.
— Alors pourquoi ? Donne-moi une raison.
— Tu parles dans ton sommeil. Tu n’arrêtes pas de la nuit.
— Ce n’est pas une raison. Tu peux coucher au salon, comme faisait Boz, si je t’empêche de dormir.
— Alors tu es cinglée. Qu’est-ce que tu dis de ça, comme raison ? Tu es cinglée, vous êtes tous cinglés.
Ça l’arrêta, mais pas pour longtemps. Elle recommença à picorer après lui.
— Peut-être que tout le monde est cinglé, dans un sens. Mais cet endroit, Mickey. Comment peux-tu vouloir… Mais enfin regarde autour de toi !
— J’aime cet endroit. Pour les types, ici, je suis exactement comme eux. Et c’est ça que je veux. Je ne veux pas retourner vivre avec toi. Jamais. Si tu m’y obliges, je recommencerai, autant de fois qu’il le faudra. Je te jure que je le ferai. Et cette fois j’utiliserai assez de fluide pour le tuer, pas seulement pour faire semblant.
— Comme tu voudras, Mickey. Après tout, c’est ta vie.
— Et comment, que c’est ma vie !
Ces mots, et les larmes mal contenues qui les accompagnaient, étaient comme un tas de ciment frais déversé sur les fondations de sa nouvelle vie. Demain matin, cette mélasse sentimentale aurait la dureté du roc, et dans un an un gratte-ciel se dresserait là où il n’y avait pour l’instant qu’un trou béant.
38. Le père Charmaine. – La Révérende Mère Cox venait de prendre Kerygma de Bunyan dans sa bibliothèque après en avoir reporté la lecture depuis une semaine et était sur le point de s’immerger douillettement dans sa prose compacte, pataude, rassurante, quand le carillon de la porte d’entrée émit un ding-dong, suivi d’un deuxième ding-dong avant même qu’elle ait eu le temps de décroiser les jambes. Quelqu’un était dans tous ses états.
Une vieille bonne femme au visage défraîchi, à la peau fripée, avec une paupière gauche tombante et un œil droit exorbité. Dès que la porte fut ouverte, les yeux asymétriques trahirent la succession de sentiments habituels : surprise, méfiance, recul.