— Entrez donc, dit-elle en montrant la lumière venant du bureau, au bout du hall d’entrée.
— Je suis venue voir le père Cox.
Elle montra une des lettres polycopiées que le bureau envoyait aux habitants du quartier : Si jamais vous éprouviez le besoin…
Charmaine lui tendit la main.
— Je suis Charmaine Cox.
Se rendant compte qu’elle manquait aux règles de la bienséance, la femme serra la main qu’on lui tendait.
— Je m’appelle Nora Hanson. Vous êtes sa ?…
— Sa femme ?
Elle sourit.
— Non, à vrai dire c’est moi le prêtre. La surprise est agréable ou désagréable ? Mais entrez donc, il fait un froid de canard. Si vous estimez qu’avec un homme vous serez plus à l’aise pour parler, je peux téléphoner à mon collègue de l’église St. Mark, le Révérend Père Gogardin. C’est à deux pas d’ici.
Elle pilota Mme Hanson vers son bureau et jusque dans le confessionnal douillet du fauteuil marron.
— Ça fait si longtemps que je n’ai pas été à l’église. Je n’aurais jamais cru, d’après votre lettre…
— Oui, je suppose que ce n’est pas très honnête de ma part de ne me servir que de mes initiales.
Et de réciter son petit couplet insincère mais utile sur la femme qui s’était évanouie, sur l’homme qui lui avait arraché son rabat. Puis elle lui proposa de nouveau de téléphoner à l’église St. Mark, mais entre-temps Mme Hanson s’était résignée à se confier à un prêtre du mauvais sexe.
Son histoire était une mosaïque de petites culpabilités et de petites bassesses, de petites faiblesses et de petits chagrins, mais l’image qui se dégageait de l’ensemble n’était que trop manifestement celle de la désintégration d’une famille. Charmaine commença à faire mentalement le compte de toutes les raisons pour lesquelles elle ne pourrait pas participer activement à la lutte de Mme Hanson contre l’hydre de la bureaucratie – la meilleure de ces raisons étant encore qu’elle passait une portion appréciable de ses journées à officier dans une des chapelles érigées à la gloire de cette même hydre (Service d’assistance temporaire). Mais il apparut alors que l’Église, et même Dieu étaient mêlés aux problèmes de Mme Hanson. La fille aînée et sa petite amie quittaient la famille en plein naufrage pour rejoindre l’Ordre de saint Clare. Dans la dispute qui avait mené la vieille dame tout droit de son immeuble jusqu’à ce bureau, la petite amie s’était servie de la propre bible de la pauvre malheureuse pour la réduire au silence. En se fondant sur le récit extrêmement partisan de Mme Hanson, Charmaine mit un certain temps à localiser le passage incriminé, mais finit par le trouver dans l’Évangile selon saint Marc, troisième chapitre, versets 33 à 35 :
« Mais il leur répond : “Qui est ma mère et qui sont mes frères ?” »
Et parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-ci est mon frère, et ma sœur, et ma mère. »
— Je vous demande un peu !
— Bien sûr, expliqua Charmaine, le Christ ne dit pas dans ce passage qu’on a le droit de maltraiter ou d’insulter ses parents naturels.
— Bien sûr que non !
— Mais avez-vous songé que cette… c’est January qu’elle s’appelle ?
— Oui. C’est un nom ridicule.
— Avez-vous songé un instant que January et votre fille pourraient avoir raison ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Posons le problème d’une autre façon. Quelle est la volonté de Dieu ?
Mme Hanson haussa les épaules.
— Alors là…
Puis, la question s’étant décantée :
— Mais si vous croyez que Shrimp le sait – ha !
Ayant décidé que saint Marc avait causé assez de dégâts comme ça, Charmaine débita son chapelet habituel de bons conseils en cas de situation catastrophique, mais elle n’aurait pu se sentir plus futile ni plus ridicule si elle avait été une vendeuse en train d’aider la vieille dame à se choisir un chapeau. Tout ce que Mme Hanson essayait lui donnait l’air grotesque.
— En d’autres termes, résuma Mme Hanson, vous pensez que j’ai tort.
— Non. Mais d’un autre côté je ne suis pas sûre que votre fille ait tort. Avez-vous seulement essayé sincèrement de vous mettre à sa place ? De vous demander pourquoi elle veut rejoindre une communauté religieuse ?
— Oui. Si elle pouvait, elle tremperait ses couleuvres dans la merde avant de me les faire avaler…
Charmaine émit un rire un peu crispé.
— Vous avez peut-être raison. J’espère qu’on aura l’occasion d’en reparler une fois qu’on aura toutes les deux réfléchi à la question.
— En somme, vous voulez que je parte.
— Oui, je suppose que c’est ce que je veux dire. Il se fait tard, et j’ai du travail qui m’attend.
— C’est bon, je m’en vais. Mais je voulais vous demander : ce livre, par terre…
— Kerygma ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est un mot grec qui signifie message. C’est censé être une des choses que fait l’Église – elle apporte un message.
— Quel message ?
— En deux mots : le Christ est ressuscité. Nous sommes sauvés.
— Et vous y croyez, vous, à ce message ?
— Je ne sais pas, madame Hanson. Mais ce que je crois n’a aucune importance – je ne suis que le messager.
— Vous voulez que je vous dise ?
— Quoi donc ?
— Je trouve que comme prêtre, vous ne valez pas cher.
— Merci, madame Hanson. Je le sais.
39. Les marionnettes de cinq heures et quart. – Seule dans l’appartement, les portes fermées à double tour, l’esprit verrouillé, Mme Hanson regardait la télé avec une attention rageuse et vagabonde. On frappait régulièrement à la porte, mais elle n’y prêtait aucune attention. Même Ab Holt, qui aurait pu se dispenser d’entrer dans leur jeu, et pour cause, « Juste pour discuter, Nora ! » Nora ! C’était bien la première fois qu’il l’appelait Nora. Sa grosse voix faisait trembler la porte de la penderie qui avait été autrefois une entrée. Elle refusait de croire qu’ils utiliseraient vraiment la force physique pour l’expulser. Après quinze ans ! Il y avait des centaines de personnes dans l’immeuble, des personnes qu’elle pouvait désigner nommément, qui ne remplissaient pas les conditions nécessaires pour avoir le droit d’y habiter. Des gens qui ramassaient le premier temporaire venu sur le palier et le faisaient passer pour un pensionnaire. « Madame Hanson, je vous présente ma nouvelle fille. » Oh ! oui. La corruption n’existait pas qu’au sommet – le système tout entier en était imprégné. Et quand elle avait demandé : « Mais pourquoi moi ? », cette salope avait eu le front de lui répondre : « Che sera sera, que voulez-vous ». Si au moins ç’avait été Mme Miller. Voilà quelqu’un qui avait à cœur de vous aider, qui ne faisait pas simplement semblant en vous envoyant des che sera sera à la figure. Et si elle téléphonait ? Mais il n’y avait plus le téléphone chez Williken, et de toute manière il n’était pas question qu’elle bouge d’où elle était. Il leur faudrait la traîner dans l’escalier. Est-ce qu’ils oseraient aller jusque-là ? L’électricité serait coupée, c’était toujours la première mesure. Dieu sait ce qu’elle allait devenir sans la télé. Une femme blonde lui montra à quel point il était facile de faire quelque chose, hop-là, un, deux, trois. Et puis quatre, cinq, six, il n’y aurait plus rien ? C’était l’heure de Bloc opératoire. Le nouveau médecin était encore à couteaux tirés avec Mme Loughtis, l’infirmière. Elle avait des cheveux comme une sorcière, celle-là, et elle mentait comme elle respirait. Elle eut son regard mauvais, puis : « Si vous croyez être de taille à lutter contre l’administration, docteur… » Évidemment, c’est ce qu’ils veulent vous faire croire, que l’individu est sans défense face à la bureaucratie. Elle changea de chaîne. Ça baisait sur la cinquième. Ça cuisinait sur la quatrième. Elle fit un arrêt. Des mains pétrissaient une grosse boule de pâte. Et la nourriture ? Mais la gentille dame espagnole – enfin, elle n’était pas vraiment espagnole, c’était seulement son nom – du comité de défense des locataires lui avait promis qu’elle ne mourrait pas de faim. Quant à l’eau, elle avait déjà rempli depuis plusieurs jours tous les récipients disponibles de la maison.