C’était si injuste. Mme Manuel, si c’était bien son nom, lui avait dit que ce n’était sans doute pas par hasard si c’était tombé sur elle. Quelqu’un devait lorgner l’appartement depuis longtemps en attendant cette occasion. Mais allez savoir par ce connard de Blake qui allait emménager – oh ! non, ça c’était « confidentiel ». Rien qu’en voyant ses yeux porcins, elle avait su tout de suite que lui, en tout cas, se faisait son beurre dans cette affaire.
Il fallait tenir à tout prix. Dans quelques jours, Lottie reviendrait. Ça lui était déjà arrivé de partir comme ça, et chaque fois elle était revenue. Toutes ses affaires étaient encore là, à l’exception d’une seule petite valise – détail qu’elle avait signalé à l’attention de Mlle Salope. Lottie aurait sa petite dépression nerveuse habituelle et rentrerait à la maison. Comme ça elles seraient deux et l’office serait obligé de leur accorder les six mois de délai réglementaires. Mme Manuel avait souligné la chose – six mois. Et Shrimp ne tiendrait pas six mois à son espèce de couvent. La religion était un violon d’Ingres chez elle. Dans six mois elle laisserait tout tomber et se passionnerait pour autre chose, et elles seraient trois à habiter l’appartement et l’office ne pourrait plus rien contre elles.
Les délais qu’ils vous donnaient n’étaient que du bluff. Elle s’en apercevait bien maintenant Cela faisait déjà une semaine qu’elle aurait dû déguerpir d’après eux. Ils pouvaient cogner contre la porte tant qu’ils voudraient, bien que l’idée suffit à crisper chaque fibre de son corps. Et Ab Holt qui les aidait. Le salaud !
« J’ai envie d’une cigarette », dit-elle calmement, comme si c’était quelque chose qu’on se disait tous les jours à cinq heures, au moment des actualités, et elle alla dans sa chambre prendre les cigarettes et les allumettes dans le tiroir supérieur de la commode. Tout était si impeccablement rangé. Les vêtements soigneusement pliés. Elle avait même été jusqu’à rafistoler le store vénitien cassé, bien que maintenant ce fût au tour des lames d’être coincées. Elle s’assit sur le rebord du lit et alluma une cigarette. Il lui fallut deux allumettes, puis : beurk, qu’est-ce que c’était que ce goût de tabac froid ? Mais la cigarette eut un effet salutaire sur sa tête. Elle cessa de ressasser les mêmes soucis et réfléchit à son arme secrète.
Son arme secrète, c’était ses meubles. Au fil des ans elle en avait accumulé des tonnes, la plupart du temps en les récupérant chez des voisins quand ils mouraient ou déménageaient, et ils ne pouvaient l’expulser sans les déblayer jusqu’au dernier bibelot. C’était la loi. Et pas seulement jusque sur le palier, oh ! non, ils devaient les descendre jusqu’au trottoir. Alors qu’allaient-ils faire ? Lever une armée pour transporter son barda en bas ? Dix-huit étages ? Non, tant qu’elle se réfugiait derrière ses droits, elle serait autant en sécurité que si elle était dans un château fort. Et ils continueraient tout simplement leur campagne d’intimidation pour la forcer à signer leurs putains de formulaires.
À la télé, une bande de danseurs avaient monté une soirée au bureau de la Manufacturers Hanover Trust, à Greenwich Village. Les actualités se terminèrent et Mme Hanson retourna au salon avec sa deuxième affreuse cigarette sur l’air de J’apprends à te connaître. Ça lui sembla ironique.
Enfin ce fut l’heure des marionnettes. Ses vieux amis. Ses seuls amis. C’était l’anniversaire de Glapmerluche. Glouton apporta un cadeau enveloppé dans un paquet gigantesque.
— C’est pour moi ? demanda Glapmerluche de sa toute petite voix.
— Ouvre-le, dit Glouton, et le ton de sa voix n’annonçait rien de bon.
— C’est pour moi ? Oh ! chouette, c’est quelque chose pour moi !
Il y avait une boîte à l’intérieur de la première boîte, et une troisième boîte à l’intérieur de la deuxième, et une quatrième à l’intérieur de la troisième. Glouton devenait de plus en plus impatient.
— Allez, allez, ouvre la suivante.
— Oh ! c’est vraiment trop ennuyeux, dit la petite Glapmerluche.
— Laisse, je vais te montrer comment on fait, dit Glouton en joignant le geste à la parole. Et un énorme magnifique marteau jaillit au bout d’un ressort et lui retomba sur la tête. Mme Hanson fut prise d’un fou rire tel qu’elle se trouva couverte des pieds à la tête de cendre de cigarette.
40. Hunt’s Tomato Ketchup. – Le jour ne s’était même pas encore levé lorsque le concierge les avait fait entrer par la penderie avec son passe-partout. Des auxiliaires. Et maintenant ils emballaient, enveloppaient, retournaient sens dessus dessous l’appartement. Elle leur demanda poliment de partir, puis leur cria de partir, ils ne lui prêtèrent aucune attention.
En descendant pour chercher la dame du Comité de défense des locataires, elle rencontra le concierge qui montait.
— Et mon mobilier ? lui demanda-t-elle.
— Quoi, votre mobilier ?
— Vous ne pouvez pas m’expulser sans mes affaires. C’est la loi.
— Allez dire ça à l’office du MODICUM. Je n’ai rien à voir avec cette histoire.
— C’est vous qui les avez fait entrer. Ils sont chez moi maintenant, et vous devriez voir le foutoir que c’est. Vous n’allez pas me dire que c’est légal, ça – les affaires de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas que les miennes, il y a celles de toute une famille.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Que c’est illégal ? C’est illégal. Voilà. Vous vous sentez mieux comme ça ?
Il tourna des talons et redescendit les escaliers.
Se souvenant du chaos qui régnait chez elle – habits entassés pêle-mêle sur le lit, tableaux arrachés au mur, vaisselle entassée en vrac dans des cartons bon marché – elle décida que le jeu n’en valait pas la chandelle. Mme Manuel, à supposer qu’elle pût la trouver, n’allait pas prendre sur elle de défendre les Hanson. Quand elle revint au 1812, le rouquin était en train de pisser dans l’évier de la cuisine.
— Oh ! surtout ne vous excusez pas, lui dit-elle lorsqu’il se remit à l’œuvre. Vous ne faites que votre boulot, après tout, pas vrai ? Il faut bien que quelqu’un exécute les ordres.
À chaque minute elle s’attendait à se mettre à hurler ou à tourner en rond ou à exploser, mais ce qui l’arrêtait, l’en empêchait, c’était de savoir que rien de tout cela n’aurait le moindre effet. La télévision lui avait fourni des modèles de comportement pour presque toutes les situations auxquelles elle avait eu à faire face dans sa vie, depuis le bonheur jusqu’au désespoir en passant par tous les intermédiaires. Mais ce matin elle était seule, dépourvue de scénario, sans même une vague idée de ce qui allait se passer ensuite. De ce qu’il fallait faire. Faciliter la tâche de ces fichus rouleaux compresseurs ? C’était ce que les rouleaux compresseurs semblaient attendre d’elle, tout comme Mlle Salope et sa clique, bien installés derrière leurs bureaux avec leurs formulaires et leurs bonnes manières. Non, ça, jamais !