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Elle résisterait. Ils pouvaient bien essayer de lui dire que ça ne servirait à rien, tous autant qu’ils étaient – elle résisterait. Elle se rendit compte en prenant cette décision qu’elle avait trouvé son rôle et que c’était en fin de compte un rôle familier dans un scénario connu : le baroud d’honneur. Souvent, dans des cas semblables, si on luttait avec assez de ténacité pour une cause apparemment perdue d’avance, on arrivait à renverser la situation. Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait assisté à un tel retournement de situation.

À dix heures, Salope passa dresser un inventaire des déprédations commises par les auxiliaires. Elle tenta de convaincre Mme Hanson de signer un papier pour que certains des cartons et des armoires fussent entreposés dans un garde-meuble aux frais de la municipalité – le reste étant sans doute bon à jeter. Sur ce, Mme Hanson lui fit remarquer qu’elle était encore chez elle jusqu’au moment où on l’expulserait et que par conséquent elle saurait gré à Mlle Salope de prendre ses cliques et ses claques et d’emmener avec elle ses deux pisseurs de lavabo.

Ensuite elle s’assit devant la télé sans vie (ils avaient fini par couper l’électricité) et s’alluma une autre cigarette. Hunt’s Tomato Ketchup, annonçait l’étui d’allumettes. À l’intérieur il y avait une recette de haricots à la Waïkiki qu’elle avait toujours voulu essayer sans jamais en avoir eu l’occasion. Mélanger des cubelets de bœuf ou de porc avec de la pulpe d’ananas, une cuillerée à café d’huile Wesson et une copieuse dose de ketchup. Servir chaud sur des canapés. Elle s’assoupit dans son fauteuil en échafaudant tout un dîner hawaïen autour des haricots à la Waïkiki.

À quatre heures on tambourina avec force sur ce qui était redevenu la porte d’entrée. Les déménageurs. Elle eut le temps de se refaire une beauté pendant qu’ils allaient chercher le concierge et son passe-partout. Elle les regarda d’un air morne tandis qu’ils vidaient la cuisine de ses meubles, de ses étagères, de ses boîtes. Elle avait beau être vide, les traces d’usure sur le lino, les traînées sombres sur les murs attestaient que cette pièce était la cuisine des Hanson.

Le contenu de la cuisine avait été empilé sur le palier. C’était le moment qu’elle attendait. Et maintenant, mes agneaux, pensa-t-elle, vous allez en baver !

Il y eut un mugissement lointain et le bruit d’une machine qu’on met en route. L’ascenseur marchait. C’était la faute à Shrimp, l’aboutissement de sa campagne ridicule, l’ultime gifle d’adieu. L’arme secrète de Mme Hanson avait fait long feu. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, la cuisine fut chargée dans l’ascenseur, les déménageurs montèrent en se faisant tout petits et appuyèrent sur le bouton. Les portes extérieures puis les portes intérieures se fermèrent. Le disque de lumière jaune sombra dans les profondeurs de la cage d’ascenseur. Mme Hanson s’approcha du hublot sale et regarda les câbles d’acier frémir comme la corde d’un arc colossal. Après un long, long moment la silhouette massive et noire du contrepoids émergea de la pénombre.

L’appartement ou les meubles ? C’était l’un ou l’autre. Elle choisit – comme ils devaient s’y attendre – son mobilier. Elle retourna une dernière fois au 1812 et rassembla son manteau marron, son bonnet de laine, son sac à main. Dans le soir tombant, sans lumière et sans stores aux fenêtres, avec des murs nus et le sol encombré de grands cartons scellés, elle n’avait personne à qui dire au revoir excepté au fauteuil à bascule, à la télé et au canapé – et ils l’auraient rejointe dans la rue avant longtemps.

Elle ferma la porte à double tour en partant. Sur le palier, elle s’arrêta en entendant monter l’ascenseur. Pourquoi se fatiguer ? Elle monta comme les déménageurs en sortaient.

— Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ? dit-elle en passant.

Les portes se refermèrent et Mme Hanson fila vers le rez-de-chaussée en les laissant s’escrimer tardivement sur la porte.

— Si seulement il pouvait s’écraser, dit-elle tout haut, non sans sentir au fond d’elle-même une pointe d’appréhension à cette pensée.

Salope montait la garde sur sa cuisine qui était entassée sur le trottoir au milieu du halo de lumière que dispensait un lampadaire. Il faisait presque nuit. Un vent d’ouest mordant, charriant des flocons de neige de la veille, prenait la Onzième Rue en enfilade. Après avoir jeté un regard mauvais à Salope, Mme Hanson s’assit sur un des tabourets de cuisine. Elle n’attendait qu’une chose, c’était que Salope fasse également mine de s’asseoir.

La deuxième fournée arriva – des fauteuils, les lits superposés démontés, des armoires pleines d’habits, la télévision. Une seconde pièce hypothétique commença à prendre forme à côté de la première. Mme Hanson s’installa dans son fauteuil habituel, enfonça ses mains dans ses poches et essaya de se réchauffer les doigts en les glissant entre ses jambes.

Mlle Salope estima à présent que le temps était venu de lancer l’assaut final. Les formulaires surgirent de son attaché-case. Mme Hanson se débarrassa de l’importune avec beaucoup d’élégance. Elle alluma une cigarette. Salope battit en retraite devant le nuage de fumée comme si on lui avait proposé une cuillerée à café de cancer à l’état pur. Ces assistantes sociales !

Tous les objets les plus encombrants arrivèrent avec la troisième fournée – le canapé, le fauteuil à bascule, les trois lits, la commode avec son tiroir manquant. Les déménageurs expliquèrent à Salope qu’il ne leur restait plus qu’un voyage à faire. Lorsqu’ils furent repartis, elle revint à la charge avec ses formulaires et son stylo à bille.

— Je comprends votre colère, et croyez bien que je compatis à votre détresse, madame Hanson. Mais il faut que quelqu’un s’occupe de ces choses et veille à ce que la loi soit appliquée avec autant d’équité que la situation le permet. Maintenant je vous en prie, signez ces papiers pour que quand le camion arrivera…

Mme Hanson se leva, prit les formulaires, les déchira en deux, puis en quatre, et rendit les morceaux à Salope, qui s’arrêta de parler.

— Qu’y a-t-il d’autre pour votre service ? demanda-t-elle avec le même ton de voix que Mlle Salope.

— J’essaie simplement de vous aider, madame Hanson.

— Si vous essayez de m’aider encore une minute de plus, on ira vous récolter sur le trottoir à la petite cuillère comme… comme du ketchup !

— Les menaces n’ont jamais résolu de problème, Mme Hanson.

Mme Hanson saisit la moitié supérieure du lampadaire du salon qui traînait sur le fauteuil à bascule et lui fit décrire un arc de cercle calculé pour aboutir au milieu de l’épais manteau de Salope. Il y eut un whap ! satisfaisant. L’abat-jour en plastique qui avait toujours été si laid se détacha avec un bruit sec. Sans ajouter un mot, Mlle Salope s’éloigna en direction de la Première Avenue.