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Les derniers cartons furent sortis du hall d’entrée et entassés sur le trottoir. À présent, toutes les pièces formaient un enchevêtrement énorme, inextricable. Deux petits garnements noirs de l’immeuble avaient commencé à sauter sur un trampoline constitué par les matelas superposés de Lottie et de ses enfants. Mme Hanson les chassa à coups de lampadaire. Ils allèrent grossir le groupe de badauds qui s’étaient amassés sur le trottoir, juste à l’extérieur des murs imaginaires de l’appartement imaginaire. Découpés à contre-jour, des curieux observaient la scène depuis les premiers étages de l’immeuble.

Elle ne pouvait pas les laisser se servir sans réagir. Comme si elle était morte et qu’ils pouvaient lui faire les poches en toute tranquillité. Ces meubles lui appartenaient, c’était son bien, et ils restaient là à attendre que Salope revienne avec des renforts pour l’emmener. Comme des vautours, ils attendaient la curée. Eh bien, ils pourraient attendre tout leur saoul, parce qu’ils n’en auraient pas une miette !

Elle fouilla dans son sac à main à la recherche de ses cigarettes et de ses allumettes. Il n’y en avait plus que trois. Il lui faudrait faire attention. Elle trouva les tiroirs de la commode en bois qu’elle avait récupérée chez Mlle Shore quand Mlle Shore était morte. Son plus joli meuble. Du chêne. Avant de les remettre dans la commode elle perça les fonds en contreplaqué à l’aide du lampadaire. Puis elle fit sauter les scellés sur les cartons pour trouver des objets combustibles. Elle tomba sur des articles de salle de bains, sur des draps et des oreillers, sur ses fleurs. Elle vida le carton contenant les fleurs et le déchira en morceaux longs et étroits. Les morceaux allèrent s’entasser dans le tiroir inférieur de la commode. Elle attendit que le vent tombe complètement. Malgré cette précaution, ce ne fut qu’à la troisième allumette que le feu consentit à prendre.

La foule – composée surtout d’enfants – avait grossi, mais elle se tenait à distance respectable des murs. Mme Hanson prospecta la pile d’objets hétéroclites à la recherche de petit combustible. Des pages arrachées à des livres, ce qui restait du calendrier, et les gouaches que Mickey avait faites en 9e (« Prometteur » et « Traduit un goût marqué de l’indépendance ») allèrent alimenter le feu dans la commode. Bientôt un foyer de belles proportions l’eut transformé en fourneau. Le problème était maintenant de mettre le feu au reste du mobilier. Elle ne pouvait pas continuer à fourrer les choses dans les tiroirs.

En se servant du lampadaire elle réussit à coucher la commode sur le flanc. Une gerbe d’étincelles monta dans la nuit et fut emportée par le vent. La foule, qui s’était rapprochée progressivement du brasier, eut un mouvement de recul. Mme Hanson plaça les tabourets et la table de la cuisine sur les flammes. C’étaient les derniers objets importants qui lui restaient de ses années à Mott Street. Elle les regarda partir avec un pincement au cœur.

Une fois que les tabourets eurent pris feu, elle les utilisa comme des torches pour enflammer le reste du mobilier. Les armoires pleines de choses entassées pêle-mêle et faites en matériaux bon marché, devinrent des fontaines de feu. La foule poussait un grand cri de joie chaque fois que l’une d’entre elles, après avoir produit une âcre fumée noire, s’embrasait et se transformait en torche. Ah ! y a-t-il rien qui vaille un bon feu ?

Le canapé, les fauteuils et les matelas se montrèrent plus réticents. L’étoffe se consumait lentement, la bourre laissait échapper une fumée épaisse et nauséabonde, mais elles refusaient de s’enflammer carrément. Élément par élément (exception faite du canapé, qui avait toujours été trop lourd pour elle), Mme Hanson traîna ces meubles jusqu’au brasier central. Ses forces l’abandonnèrent, toutefois, alors que le dernier matelas n’était qu’à la hauteur de la télévision.

Une silhouette se détacha de la foule et s’avança vers elle. Il était trop tard pour qu’ils l’arrêtent maintenant. C’était une grosse femme avec une petite valise.

— Maman ? dit-elle.

— Lottie !

— Tu sais quoi ? Je suis revenue. Qu’est-ce que tu fais avec…

Une armoire se désintégra en éparpillant des flammèches ayant forme humaine.

— Je leur ai dit. Je leur ai dit que tu reviendrais !

— Ils sont à nous, ces meubles ?

— Reste là.

Mme Hanson prit la valise des mains de Lottie, qui étaient couvertes d’entailles et d’égratignures, la pauvre chérie, et la posa sur le ciment du trottoir.

— Ne bouge pas, tu m’entends ? Je vais chercher quelqu’un, mais je reviens tout de suite. On a perdu une bataille, mais on n’a pas perdu la guerre.

— Tu te sens bien, maman ?

— Je me sens très bien. Toi, tu m’attends là, d’accord ? Et ne t’inquiète pas. Ce n’est plus la peine. Maintenant nous avons six mois devant nous, sûr et certain.

41. À la cascade. – Incroyable ! Sa mère disparaissant derrière un rideau de flammes comme une chanteuse d’opéra retournant sur scène recevoir les acclamations des spectateurs. Sa valise avait écrasé les fleurs artificielles. Elle se baissa pour en ramasser une. Un iris. Elle le jeta dans les flammes, plus ou moins dans la direction qu’avait empruntée sa mère.

Et n’avait-ce pas été un spectacle extraordinaire ? Lottie était restée à la regarder depuis le trottoir, fascinée, tandis qu’elle mettait le feu à… tout. Le fauteuil à bascule flambait. Les lits superposés des gosses, démontés, brûlaient appuyés contre les restes calcinés de la table de cuisine. Même la télé brûlait, bien que plus difficilement en raison du matelas de Lottie qu’on avait posé en équilibre dessus. C’était tout l’appartement des Hanson qui flambait. La force ! pensa Lottie. La force que ça représente.

Mais pourquoi de la force ? N’était-ce pas plutôt une façon de céder, de s’abandonner ? Comme ce qu’avait dit Agnès Vargas des années auparavant à Afra Imports, Inc. : « Le plus dur, ce n’est pas de faire le boulot. Le plus dur c’est d’apprendre à le faire. » C’était banal, comme remarque, et pourtant Lottie ne l’avait jamais oubliée.

Avait-elle appris comment faire ?

La beauté. C’était la beauté de la chose qui était si remarquable. Rien que de voir les meubles entassés dans la rue, ç’avait déjà été beau. Mais quand ils avaient flambé !

Le fauteuil à fleurs, qui se consumait à petit feu, s’embrasa d’un seul coup, et tout son être s’exprima dans une grande colonne de flammes orange. Fantastique !

Pouvait-elle ?

À tout le moins elle pouvait essayer de faire quelque chose d’approchant.

Elle tritura les fermetures de la valise et les ouvrit. Elle avait déjà perdu tellement des petites choses qu’elle avait amenées avec elle, toutes les petites reliques de son passé qui malgré tout le soin dont elle les avait entourées ne lui avaient pas octroyé une miette des sentiments qu’ils étaient censés receler. Des cartes postales qu’elle n’avait jamais envoyées. Des vêtements de bébé. Son livre d’autographes (comportant ceux de trois célébrités) qu’elle avait commencé en classe de troisième. Mais elle ne demandait qu’à faire don du peu qu’il lui restait de toute cette camelote.

Sur le dessus de la valise, une robe blanche. Elle la jeta sur le siège du fauteuil en flammes. Lorsqu’elle toucha le feu, des années de blancheur se condensèrent en un embrasement fugace.

Des chaussures, un pull… qui se recroquevillèrent, auréolés de flammes vertes.