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Des robes imprimées. Des robes à rayures.

La plupart de ces choses n’étaient même pas à sa taille ! Elle perdit patience et flanqua le reste d’un seul coup dans les flammes, en ne gardant que les photos et la liasse de lettres. Elle jeta celles-ci une à une dans le feu. Les photos s’enflammaient avec la soudaineté d’un éclair de flash, quittant le monde comme elles y étaient entrées. Les lettres, étant faites d’un papier plus mince, se consumaient encore plus vite, avec un seul wouf ! puis s’élevaient dans la colonne d’air chaud comme autant d’oiseaux noirs immatériels, poème après poème, mensonge après mensonge – tout l’amour de Juan.

Et maintenant, était-elle libre ?

Les vêtements qu’elle portait n’avaient aucune importance. Il y avait moins d’une semaine, elle aurait pu penser à cet instant qu’il lui fallait également se déshabiller.

Le vêtement qu’elle devait ôter, c’était elle-même.

Elle se dirigea vers l’endroit où on avait préparé son propre lit, sur la télévision. Tout le reste était la proie des flammes à présent. Seul le matelas résistait encore. Elle s’allongea dessus. Ce n’était guère plus inconfortable que d’entrer dans un bain très chaud, et comme dans l’eau, la chaleur dissipa la douleur et la tension des tristes semaines qui venaient de s’écrouler. C’était tellement plus simple comme ça !

Elle se détendit et entendit pour la première fois le bruit des flammes, un grondement continu qui l’entourait de toutes parts, comme si elle était finalement arrivée à la cascade qu’elle entendait depuis si longtemps tandis que son esquif glissait au fil de l’eau vers cet instant. Mais cette eau était faite de flammes et au lieu de tomber elle montait. En renversant la tête elle pouvait voir les étincelles des deux feux distincts se rejoindre, emportées par le courant d’air ascendant, pour former un unique flux de lumière qui narguait les carrés de lumière pâle et statique gravés dans le mur en briques.

Les gens se tenaient à l’intérieur de ces carrés de lumière, à regarder le feu, à attendre, avec Lottie, que le matelas s’embrase.

Les premières flammes s’enroulèrent autour du bord, et à travers ces flammes elle vit le cercle de badauds. Chaque visage, dans son unicité, dans l’avidité de son regard, semblait soutenir que l’acte de Lottie était dirigé contre lui personnellement. Il était impossible de leur faire comprendre qu’elle ne faisait pas ça pour eux, mais tout simplement pour les flammes.

Au moment précis où elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas continuer, que le courage allait lui manquer, leurs visages disparurent de sa vue. Elle se redressa : la télévision se désintégra et elle tomba, à bord de son esquif, à travers les embruns de sa terreur, vers la splendeur en contrebas.

Mais alors qu’elle ne distinguait pas encore tout à fait ce qui l’attendait au-delà du rideau d’embruns, un autre visage apparut. Un homme. Il dirigea vers elle le canon de sa lance à incendie. Un flot de mousse synthétique blanche en jaillit, recouvrant Lottie et le lit, et pendant toute la durée de l’opération elle dut regarder, dans ses yeux, sur ses lèvres, sur toute sa personne, une expression de dépit intense.

42. Lottie, à l’hôpital Bellevue, suite. – « Et puis de toute façon le monde ne finit jamais. Même s’il lui arrive d’essayer, même si on espère qu’il finira – il ne peut pas. Il y a toujours un pauvre con pour penser qu’il lui faut quelque chose qu’il n’a pas, et il passe cinq ans, dix ans à essayer de l’obtenir. Et puis après c’est autre chose. Et les jours passent et on attend toujours la fin du monde.

« Oh ! il y a des fois, je vous jure, où il y a de quoi se marrer. Quand je pense – comme la première fois qu’on tombe vraiment amoureuse et qu’on se dit, eh ! je suis vraiment amoureuse ! Maintenant je sais ce que c’est. Et puis il vous quitte et vous n’arrivez pas à y croire. Ou pis encore, vous perdez la chose de vue petit à petit. Très progressivement. Vous l’aimez, seulement ce n’est plus aussi merveilleux qu’au début. Peut-être même que vous n’êtes pas amoureuse, que vous avez seulement envie de l’être. Et peut-être que vous n’en avez même pas envie. Vous cessez d’écouter les chansons à la radio et vous n’avez plus qu’une seule envie : dormir. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? Mais le sommeil, ça ne dure pas éternellement, et quand vous vous réveillez c’est déjà demain. Le frigo est vide et il faut se demander à qui on n’a pas encore emprunté de l’argent et la pièce sent le renfermé et on se lève juste à temps pour voir un lever de soleil absolument splendide. Alors on s’aperçoit que ce n’était pas la fin du monde après tout, que c’est seulement une autre journée qui commence.

« Vous savez, quand on m’a amenée ici, il y avait une partie de moi-même qui était si heureuse. Comme la première fois que j’ai été à l’école, ou peut-être que j’étais terrorisée ce jour-là, je ne me souviens plus. Enfin. J’étais heureuse parce que je me suis dit : voilà, j’ai atteint le fond. Enfin ! La fin du monde, quoi, vous voyez ? Et puis pas plus tard que le lendemain, je me suis retrouvée sur la véranda, et tout y était, le coucher de soleil superbe, Brooklyn immense et plein de mystère, et puis l’East River. Et puis ça m’a fait comme si je me voyais à travers les yeux de quelqu’un d’autre, comme quand on est assis en face de quelqu’un dans le métro et qu’il ne sait pas qu’on l’observe, je me voyais comme ça. Et je me suis dit : Pauvre idiote ! Ça fait pas vingt-quatre heures que tu es là et t’es en train d’admirer un foutu coucher de soleil.

« Évidemment c’est également vrai, ce qu’on disait tout à l’heure au sujet des gens. Les gens sont dégueulasses. Ici tout autant qu’au dehors. Les têtes qu’ils se paient ! Et la façon qu’ils ont de faire main basse sur les choses. C’est comme, je ne sais pas si vous avez jamais eu des enfants, mais c’est comme manger avec des enfants à la même table. Au début on trouve ça marrant. C’est comme regarder une souris qui grignote – miap, miap, miap. Mais ensuite vient un autre repas. Et puis encore un autre, et si on ne les voit pas en dehors des heures de repas, on a l’impression qu’il n’y a rien d’autre chez eux qu’un appétit insatiable. Eh bien, c’est ce que je trouve de plus effrayant, quand on regarde quelqu’un et que tout ce qu’on voit c’est un visage affamé. Qui vous regarde.

« Vous n’avez jamais cette impression ? Quand on ressent quelque chose très fort, on pense toujours que chez les autres c’est pareil, mais vous voulez que je vous dise ? J’ai trente-huit ans, demain j’en aurai trente-neuf, et j’en suis encore à me demander si c’est le cas. S’il arrive jamais que les gens ressentent la même chose.

« Oh ! le plus drôle, il faut que je vous le raconte. Ce matin j’étais aux cabinets quand Mlle machin, celle qui est gentille, est entrée d’un air très décontracté, comme si c’était mon bureau ou quoi, et elle me demande si je veux un gâteau d’anniversaire au chocolat ou un gâteau d’anniversaire blanc ! Pour mon anniversaire ! Un gâteau au chocolat ou un gâteau blanc ? Parce que vous comprenez, ils devaient le commander aujourd’hui. Dieu, que j’ai ri. Je croyais que j’allais tomber du siège tellement je rigolais. Un gâteau d’anniversaire au chocolat ou un gâteau d’anniversaire blanc ? Qu’est-ce que vous préférez, Lottie ?

« Au chocolat, je lui ai dit, et j’ai pris la chose très au sérieux vous pouvez me croire. Il fallait qu’il soit au chocolat. Ça, j’ai été très ferme là-dessus. »

43. Mme Hanson, dans la chambre n° 7. – « Ça fait des années que j’y pense. Je n’en parle pas parce que je ne trouve pas que ça soit quelque chose qui puisse se discuter. Une fois. Une fois j’ai rencontré une dame à Central Park, il y a longtemps de ça. On en a parlé mais je pense que ni l’une ni l’autre… Pas à l’époque. Quand on commence à y penser sérieusement, on ne tient pas à en parler.