JEAN MAILLET
365 expressions de nos grands-mères
Pour Jean-Pierre RODRIGUEZ,
affectueusement,
au nom de nos valeurs partagées.
Une merveilleuse imagerie lexicale
Seulement les grands-mères, madame Rostaing, c’est comme le mimosa, c’est doux et c’est frais, mais c’est fragile. Un matin, elle n’était plus là.
Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps.
Restent de nos grands-mères des souvenirs parfumés qui éveillent des mots ou que des mots éveillent. Ces mots ne sont jamais banals. Ils nous parlent d’un temps certes révolu mais, eux, ne meurent ni ne dorment. Ils continuent de faire vivre longtemps, très longtemps, même quand nous sommes à notre tour devenus vieux, l’enfant qui est en nous.
Manquerait plus que ces mots disparaissent ! Ils sont si pleins de malice et de poésie, d’une expressivité si vive et si vitale dans un monde où la langue s’affadit à mesure que la pensée se délabre ! Ils sont aussi parfois empreints d’une paillardise bon enfant, rarement vulgaire, alors que bien des formules d’aujourd’hui s’avilissent à mesure que les mœurs se corrompent.
Les expressions de nos grands-mères sont d’une inventivité sans cesse renouvelée : elles jouent de l’euphémisme, de l’hyperbole, de la métaphore, de l’ironie, de l’archaïsme, de la métonymie. Il leur arrive même de promouvoir de l’argot ou des régionalismes là où la langue académique manquerait d’éloquence. Elles coulent de source quand la parole moderne se tarit à force d’aller à vau-l’eau. À l’image de la musique dont elles épousent souvent rythmes et mélodies, les expressions de nos grands-mères savent exprimer l’inexprimable. C’est bien pourquoi elles nous enchantent. Revivifions donc ces locutions d’antan : elles méritent de nous survivre. Qui parle de nostalgie ? Il s’agit de renaissance. Qui parle d’obsolescence ? Il n’y a que résurrection, car les mots de nos grands-mères peuvent être des paroles en devenir.
ARGENT
Cracher au bassinet
« C’est toujours aux petites gens de cracher au bassinet ! » La rengaine revenait souvent dans la bouche de grand-mère, pourtant très économe mais dont les revenus, bien trop chiches, ne pouvaient empêcher que fussent douloureuses des ponctions considérées comme bien trop fréquentes. Il faudrait avoir « la bourse au roi de Chine », disait-elle, réinterprétant à sa façon le patronyme du célèbre banquier britannique.
Cracher au bassinet, c’est donc donner de l’argent mais à contrecœur. L’expression, apparue au XIXe siècle, a remplacé cracher au bassin, que l’on trouve dès le XVIe siècle, d’abord dans les Contes et discours d’Eutrapel de Noël du Fail (1585), juriste et écrivain breton : « […] vous cracherez dans le bassin tout ce que vous avez jamais humé et dérobé, comme faisait l’empereur Vespasien, qui disait ses receveurs ressembler une éponge […] ». Au moins Du Fail proposait-il dans ce même ouvrage une manière de consolation puisque, selon lui, « […] quand la bourse s’est rétrécie, la conscience s’élargit ». En parlant de « ce que vous avez dérobé », Du Fail rattache l’expression à l’origine étymologique que lui attribueront Noël et Carpentier en 1831 dans leur Philologie française ou Dictionnaire étymologique. Il s’agirait d’une locution employée à la cour des Miracles « dans le langage des gueux et des filous » qui devaient « venir déposer dans un bassin qui était placé aux pieds du chef suprême [le Roi de Thunes ou Grand Coëre], l’offrande ou rétribution à laquelle chacun des membres de leur société était tenu ». La même Philologie française fait aussi allusion à « ces aumônes qu’à certains jours solennels on ne peut honnêtement se dispenser de faire en jetant par compagnie quelque pièce d’argent dans le plat des marguilliers ». Le verbe cracher, employé seul, a eu dès le XVe siècle le sens argotique de « parler » (cf. infra, tenir le crachoir) puis « faire des aveux », notamment sous la contrainte, avant de signifier « payer », donner de l’argent de mauvaise grâce se révélant aussi pénible que d’avouer ce que l’on aurait voulu garder secret.
Au prix où est le beurre
Le beurre fut longtemps considéré comme un produit de luxe réservé aux nantis (l’huile également, bien que dans une moindre mesure). Les pauvres, eux, devaient souvent se contenter de saindoux (graisse de porc fondue) pour faire leur cuisine. Le beurre est ainsi devenu dans bien des expressions le symbole de l’argent, de l’aisance, du profit, voire de l’abondance, comme mettre du beurre dans les épinards, « améliorer ses revenus », faire son beurre, « réaliser de bons bénéfices », vouloir le beurre et l’argent du beurre (et la crémière par-dessus le marché), « ne pas vouloir choisir entre deux profits opposés », l’assiette au beurre, « source de profits plus ou moins honnête et souvent liée au pouvoir politique », etc. Dans au prix où est le beurre !, il devient une sorte de référence pour exprimer la cherté de la vie, l’exclamation venant toujours à propos pour clouer le bec à l’enfant gâté qui, passant devant l’une de ses vitrines préférées, quémande bonbon ou joujou :
« Dis, grand-mère, tu veux bien me l’acheter ? Regarde, c’est pas cher ! » Et l’aïeule de répliquer : « Ben voyons, au prix où est le beurre ! »
Paradoxalement, l’équation « beurre = argent » est contredite dans compter pour du beurre, « être considéré comme une quantité négligeable ». L’expression, probablement issue de jeux enfantins, semble se rattacher à une autre, plus ancienne, ne pas vendre son beurre, signifiant « faire tapisserie » en parlant d’une jeune fille qu’aucun danseur ne vient inviter dans un bal : « Manquer un quadrille, faute de cavalier, c’est une véritable humiliation pour une personne qui n’est pas trop disgraciée par la nature. À S…, on appelle cela (passez-moi l’expression) ne pas vendre son beurre. Quand une jolie femme a eu le malheur de “ne pas vendre son beurre”, il faut qu’elle y pense au moins huit jours entiers avant de s’en consoler. » (E. Dupré, Le Docteur Caritan in Revue contemporaine, 1857).
Un gros bonnet
Il fallait être au moins directeur du Comptoir national d’escompte, patron des galeries Farfouillette (on ne parlait pas encore de PDG) ou commandant d’armes de la place de Trou-en-Cambrousse pour que grand-mère s’exclame d’un ton mi-moqueur, mi-respectueux : « C’est un gros bonnet ! » Dans son esprit, le qualificatif était plus lié à la notabilité qu’à la richesse.
Pour sûr, ces gens-là sont d’importance, comme ceux à l’origine de la locution : clercs de justice (basoche et magistrature) caractérisés par leurs bonnets carrés et docteurs en Sorbonne symbolisés par leurs bonnets ronds, tout ce beau monde, lors de débats très sérieux, exprimant son accord en opinant justement du bonnet. Désignant d’abord ces respectables et doctes personnes, l’expression gros bonnet s’est par la suite appliquée à tous les riches et puissants : grands banquiers, hauts gradés, cadres dirigeants, PDG de tout poil, dont Jules Vallès prétendait qu’ils sont partout considérés, sauf à Paris : « On sait bien que les gros bonnets couvrent souvent des têtes vides. On n’a pas le respect des personnages dans ce Paris, parce qu’on n’en a pas la peur » (Le Tableau de Paris, 1882–1883).