Une vie de patachon
Elle n’a rien à envier à la vie de bâton de chaise (voir supra).
Sous l’Ancien Régime, une patache était soit un bateau à fond plat utilisé par les gabelous pour arraisonner les contrebandiers, soit un petit navire de guerre pouvant servir d’escorteur.
À la fin du XVIIIe siècle, le nom a aussi été donné à une diligence mal suspendue qui pouvait vous transporter pour un bon prix à condition que vous ne soyez pas trop soucieux de votre confort. Le cocher, baptisé patachon, menait une vie débauchée, profitant de chaque arrêt pour boire un coup. En 1898 apparaît l’expression mener une vie de patachon. Elle est encore en usage, quand bien même pataches et patachons ont depuis longtemps disparu de la circulation.
Errer comme une âme en peine
Me voyait-elle faire les cent pas, l’air malheureux, désœuvré et perdu, que grand-mère tenait aussitôt à me consoler : « Tu erres comme une âme en peine ! Viens là me raconter ton chagrin. »
L’expression connut un certain succès tout au long du XIXe siècle : « […] et comme il faudrait probablement qu’il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence ; je me forgerais mille chimères » (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, tome III, ch. IX, 1842-43).
Ne croyez pas qu’âme en peine qualifie métaphoriquement celui dont les pensées sont moroses. Elle désigne l’âme d’un défunt qui, ayant péri de ce qu’au Moyen Âge on appelait la malemort (mort violente ou mort par suicide), continue d’errer dans le monde des vivants. Encore répandue dans certaines campagnes, cette croyance recommande prières et rituels pour que ces malheureux revenants soient enfin libérés. Le refrain d’une chanson de Brassens fait irrévérencieusement référence à ces âmes errantes : « Le bon Dieu me le pardonne, c’était un peu vrai. Qu’il me le pardonne ou non, D’ailleurs, je m’en fous, J’ai déjà mon âme en peine : Je suis un voyou » (Je suis un voyou, 1954).
Glisser comme un pet sur une toile cirée
La toile cirée était l’indispensable accessoire des repas. On en recouvrait la table avant de mettre le couvert. Le reste du temps, la toile cirée attendait debout dans un coin de la cuisine, enroulée autour de son manche à balai. Il est clair que si rien n’y attachait, taches de vin ou de sauces en disparaissant d’un simple coup d’éponge, un pet projeté à sa hauteur ne pouvait qu’y glisser rapidement, aussi insaisissable que l’image qu’il suscite.
Ce pet qui glisse sur une toile cirée symbolise donc l’éphémère, tout ce qui disparaît en un clin d’œil sans laisser la moindre trace. L’expression s’est peut-être construite à partir d’une autre métaphore sur le pet : déchirer la toile, allusion non à la transparence mais au bruit (déchirer la toile s’est aussi employé pour un bruit de fusillade). Me revient alors en mémoire la plaisanterie d’un oncle qui, à chacune de ses flatuosités sonores, s’écriait : « N’en déchirez pas tant, je n’en veux qu’un mètre ! »
N’être pas (bon) à prendre avec des pincettes
L’expression fait allusion aux grandes pincettes que l’on utilise pour déplacer braises et bûches dans une cheminée plutôt qu’aux petites pincettes de chirurgie ou de laboratoire. Elles permettent de tisonner sans se brûler. Au sens figuré, n’est pas à prendre avec des pincettes toute personne répugnante tant d’un point de vue physique que moral, tout individu au caractère si détestable qu’il vaut mieux ne pas s’en approcher et encore moins le toucher. La locution fut d’abord employée à l’affirmative, prendre avec des pincettes signifiant « traiter avec beaucoup d’égards, de prudence, de réserves, de circonspection », soit dans un sens positif pour une personne éminemment respectable, soit dans un sens négatif si l’on fait référence à quelqu’un de susceptible. Assortie de la négation, l’expression devient une hyperbole : la personne ou la situation est telle que même la plus grande précaution (les pincettes) se révélerait inutile. En ce sens, on la trouve dès 1809 : « M. de Livry nous avait appris dans un de ses précédens ouvrages, que le monde n’était pas bon à prendre avec des pincettes (Jacques Bathélemy Salgues, Variétés, chronique de Paris in Mercure de France, 1809).
Je ne suis pas tombée de la dernière pluie
Ou née de la dernière pluie. Grand-mère avait cette réplique quand on mettait son savoir en doute ou que l’on tentait de lui en faire accroire.
Sauf dans les pays arides ou en période de grande sécheresse, la dernière pluie est nécessairement récente, tombée de fraîche date. Elle symbolise donc la nouveauté, l’inexpérience et, par voie de conséquence, la jeunesse, l’innocence et la naïveté. Ne pas être tombé de la dernière pluie, c’est donc être un vieux de la vieille, pouvoir agir ou parler en connaissance de cause : « […] ils vont se fourrer dans des endroits dont vous n’avez pas idée. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, vous savez. Laissez-moi parler, ne vous en faites pas » (Jean Giono, Le Hussard sur le toit, 1951).
L’expression est synonyme de ne pas être né d’hier ou de la dernière couvée.
Gai comme une porte de prison
Variantes : aimable, agréable, accueillant, gracieux, etc. L’expression est directement compréhensible, jouant ironiquement sur l’antiphrase, l’opposition entre l’adjectif et la comparaison. Être gai, accueillant, etc. de cette façon, c’est évidemment ne pas être gai du tout, être même carrément revêche, acariâtre, manifester un sale caractère. Au-delà de la sombre apparence d’une porte de geôle, massive, garnie de serrures, de verrous et de gros clous à large tête, la comparaison s’appuie sur les connotations négatives liées à la prison : solitude, inconfort, privation de liberté, obscurité, etc.
L’expression est répertoriée en 1863 dans le Dictionnaire des spots ou proverbes wallons de Joseph Dujardin.
Autres exemples d’expressions antiphrastiques : « Bronzé comme un cachet d’aspirine, frisé comme un hérisson, léger comme un éléphant, souple comme un verre de lampe, franc comme un âne qui recule. » Liste non exhaustive.
Prout-proute ma chère
« Oh ! Celle-là, qu’est-ce qu’elle m’énerve avec ses manières et sa bouche en cul de poule. Elle est vraiment prout-proute ma chère ! » Grand-mère aurait pu dire aussi « bégueule » (originellement, « qui est bouche bée »), « snob » (initialement, « qui n’est pas de l’université de Cambridge »), « Marie-Chantal » (personnage super snob imaginé par Jacques Chazot), « cul pincé », cette dernière expression ayant pu faire naître notre prout-proute, un cul pincé ne pouvant émettre que des pets aristocratiques, dans le suraigu, comme les voix artificiellement haut perchées de ces mijaurées chichiteuses.
Le prout-proute est plaisamment renforcé de ma chère, ponctuation orale préférée des pimbêches de tout poil, en alternance avec « chère amie ».