L’état de grossesse fut longtemps tabou, du moins n’employait-on pas les véritables mots pour le dire. Chez les gens bien élevés, on avait recours à des périphrases. Des expressions comme « être en espoir de famille », « être dans l’attente d’un heureux événement », « attendre famille[12] » étaient préférées au trop direct « être enceinte ». Être dans une situation (position) intéressante (ou dans un état intéressant) fait partie de la même liste. Entendons : une situation à laquelle on doit porter de l’intérêt, de l’attention. Bien sûr, le polichinelle dans le tiroir (voir supra) relève d’un langage populaire et, dans ce domaine, les métaphores argotiques sont légion, les unes plus vulgaires que les autres : elles n’ont évidemment pas leur place dans un livre sur les expressions de grand-mère.
DESTIN
Alea jacta est
Saura-t-on jamais précisément où César a prononcé cette phrase célèbre ? Où coulait donc l’antique Rubicon ? La question est l’objet d’une vieille et interminable controverse.
Ce dont on est sûr, c’est que le fleuve côtier servait de frontière entre la République romaine et la Gaule cisalpine et que le sénat de Rome interdisait à tout général romain de le franchir avec ses légions ou ses cohortes.
En 50 av. J.-C., après ses prouesses en Gaule, César lui-même avait été sommé de remettre ses légions au sénat et de revenir à Rome comme simple citoyen. Son ambition le poussant cependant à affronter Pompée qui venait de recevoir les pleins pouvoirs de ce même sénat, César décida de marcher sur Rome avec son armée. Au moment de franchir le Rubicon, il hésita un instant, comme effrayé de son audace, puis prit sa décision en s’écriant « Alea jacta est ! » que l’on traduit par « Le sort en est jeté ! » ou « Les dés sont jetés ! ».
Grand-mère disait cela parfois pour faire comprendre qu’il ne servait à rien de regretter une décision prise, un acte accompli. Maman, fille d’émigré polonais, disait plutôt… mektoub, mot arabe signifiant littéralement « ce qui est écrit ».
C’est la faute à pas de chance
La correction grammaticale exigerait que l’on dise c’est la faute de pas de chance. Ainsi formulée, l’expression ne peut être que populaire ou familière, comme l’est le c’est la faute à Voltaire et c’est la faute à Rousseau du Gavroche hugolien, tombé par terre, le nez dans le ruisseau. D’ailleurs, c’est souvent quand nous nous écorchions les genoux que grand-mère séchait nos larmes en disant « c’est la faute à pas de chance » et nous admettions, entre deux reniflements, que le manque de chance n’était imputable à personne. Bel encouragement au stoïcisme ordinaire, celui qui doit nous permettre d’affronter les petits bobos de la vie.
Au petit bonheur la chance
La chanson de Félix Leclerc illustre bien ce petit bonheur sur lequel on tombe par hasard[13] et qui ne peut étymologiquement que vous être bénéfique (« heur » et « augure » ont la même étymologie : le latin augere, « faire croître »). L’heur peut être bon ou mauvais (malheur) comme la chance peut être propice ou néfaste (chance, via le latin populaire cadentia, est issu du latin classique cadere, « tomber », par référence à la manière dont tombent les dés : elle est ce qui échoit). Bonheur, chance, augure, dés, autant dire que l’expression est un condensé de providentialisme : faisons confiance au hasard en espérant qu’il nous sourie. Soyons disponible et, advienne que pourra !
Être dans de beaux draps
Un vase cassé, une promesse non tenue, un vêtement neuf déchiré, bref, une bêtise considérée comme irréparable et grand-mère ne manquait pas de me dire : « Eh bien, t’es dans de beaux draps ! » sous-entendu, « tu vas te prendre une sacrée rouste quand tes parents seront de retour ! » Sottement, je m’attendais à subir la punition traditionnelle : aller au lit sans dîner, mais pourquoi dans de beaux draps, fallait-il y voir un tour ironique ? Et pourquoi ce présent de l’indicatif puisque la sanction, même imminente, restait à venir ?
L’expression était autrefois plus explicite puisque l’on précisait : dans de beaux draps blancs, évoquant ainsi une pénitence humiliante que l’Église réservait au péché de luxure : le repentant devait aller à la messe tout de blanc recouvert, reconnaissant ainsi l’abomination dont il s’était rendu coupable. On suppose que les autres ouailles devaient alors le tourner en dérision, ce que confirme une autre expression, aujourd’hui oubliée : « Draper une personne : se moquer, en médire » (Oudin, 1640).
Il ne faut pas dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. »
Il ne faut jurer de rien ou, forme moderne stylistiquement bien pauvre, il ne faut jamais dire jamais, sont des proverbes équivalents. Grand-mère avait virtuellement recours à cette fontaine chaque fois que nous déclarions, sûrs de notre fait : « Pas de danger ! » ou « Jamais je ne ferai ça ! »
L’adage est empreint de sagesse : ne sachant pas ce que l’avenir réserve, on ne doit pas affirmer aujourd’hui que l’on ne fera pas demain ceci ou cela, quelle qu’en soit la grande improbabilité. Dans son Histoire des proverbes (1803), Noël-Laurent Pissot rapporte une anecdote qu’il prétend à l’origine de la maxime : parut un jour à la cour de François 1er un charlatan nommé signor Fontani qui prétendait détenir une eau miraculeuse capable de guérir tous les maux de l’humanité. Un vieux courtisan, toujours en pleine forme, riait de ceux qui utilisaient ce remède en disant : celui qui n’a jamais connu de maladie ne boira jamais l’eau del signor Fontani. Le courtisan pourtant tomba malade et dut se résoudre à avaler un grand verre de l’eau prétendue salutaire. Fontani lui dit alors, narquois : « On ne doit jamais dire, Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Histoire trop belle pour être vraie.
L’expression est attestée dès le XVIIe siècle.
Comme la misère sur le pauvre monde
Il y a bien de la fatalité là-dedans. Les utopistes ont beau vouloir nous persuader de lendemains qui chantent, la misère semble inéluctable, du moins pour le pauvre monde qui, par définition, y est forcément condamné. D’ailleurs, il serait illogique de parler d’adversité, la misère n’étant pas, en l’occurrence, un sort contraire. Elle s’abat donc, impitoyable, inexorable, avec avidité et sans prévenir.
L’expression caractérise tout ce qui se produit soudainement et avec force. Qualifiant tout ce qui tombe brusquement, on la trouve dans les contextes les plus inattendus comme chez le critique Alexandre Natanson qui, dans un article de sa Revue blanche parle de fortissimo « sur lequel les musiciens de l’Opéra comique se jettent comme la misère sur le pauvre monde » (1891).