Le cinéma des deux toiles
Nous habitions à Saintes en face du cinéma Rex. C’était pour mon frère et moi une véritable aubaine. Nous n’avions que la rue à traverser pour aller voir Fanfan la tulipe, Si Versailles m’était conté, Les Dix Commandements, La Strada, La Flèche et le Flambeau, Les Travaux d’Hercule, et autres films des années 1950. D’abord le jeudi après-midi puis, plus tard, le soir à 21 heures. Nous demandions parfois à grand-mère de nous accompagner aux séances nocturnes. Elle n’acceptait que très rarement, rejetant notre proposition par l’expression consacrée : « Je préfère aller au cinéma des deux toiles. » La traduction en est facile : « Je préfère aller me coucher », les deux toiles étant, bien sûr, les deux draps entre lesquels elle se glissait. Les ados d’aujourd’hui disent aller se faire une toile pour « aller voir un film ». Couche-tard invétérés, ils choisissent rarement le cinéma des deux toiles.
MÉTÉO
C’est le bon Dieu qui fait son lit
Les jeunes enfants (et aussi certains adultes) ont une peur bleue de l’orage, au point de se mettre à trembler comme une feuille, de se blottir sous les couvertures (quand ce n’est pas carrément sous le lit), de se boucher les oreilles, etc. Peur animale, incontrôlable, et l’on a beau se dire que la peur n’évite pas le danger : rien n’y fait. Cette phobie ne m’épargnait pas, d’autant que d’effroyables racontars couraient sur la foudre s’agglutinant en boules de feu qui passaient par les fenêtres et pouvaient se mettre à vous poursuivre. Alors, quand je me crispais au premier roulement de tonnerre grondant au lointain, grand-mère inventait d’abracadabrantes histoires : c’est le bon Dieu qui fait son lit ! — et je me demandais à quoi servait d’être le bon Dieu si l’on ne pouvait pas s’offrir les services d’une femme de ménage — ou bien encore : c’est le bon Dieu qui roule ses tonneaux ! et, bien qu’ayant entendu parler de ses vignes, j’avais du mal à m’imaginer le Seigneur en vigneron. Je fis plus tard la connaissance, toute livresque, de Jupiter et des commandes qu’il passait régulièrement à Vulcain. Alors, apprenant que des foudres peuvent être aussi d’énormes tonneaux, religion, mythologie, tonnerre et viticulture se mirent à danser dans ma tête une ronde pas très catholique. Il faut toujours dire la vérité aux enfants !
Il mouille
Sachez qu’en Saintonge, comme ailleurs dans l’Ouest, il ne pleut pas, il mouille, et si la pluie est fine, il ne pleuvote ni ne bruine, mais mouillasse. Vous trouvez curieux cet emploi impersonnel de mouiller ? Quid alors de la chanson enfantine : « Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille » ? Mouiller réussit là où « pleuvoir » échoue : il se souvient de son étymologie pour nous dire que, par un tel temps, tout s’amollit : la terre, les plantes, jusqu’à notre humeur. Quant au participe passé, il nous évoque mieux le résultat que l’adjectif « pluvieux ». Deux exemples. Un dicton paysan : « De sainte Béatrice la nuée / Assure six semaines mouillées » ; une citation de Bernard Palissy : « S’il advient une année fort mouillée et que ledit arbre aye grande quantité de fruit, tu trouveras que ledit fruit sera fade » (Recepte véritable, 1563).
Le pot à eau
Les vieilles gens ont toujours mille et une astuces pour prévoir le temps, et surtout, savoir s’il va « mouiller » (voir ci-dessus). Au-delà de la banale grenouille qui, du fond de son bocal, grimpe à l’échelle, il y a leurs rhumatismes, surtout ceux du genou, qui se réveillent quand le temps se met à l’humidité, le halo brumeux qui se forme autour de la lune, les nuages moutonneux dans le ciel, etc. Chez nous, l’imparable signe précurseur était le pot à eau, non pas la cruche en grès arborant une célèbre marque de pastis, mais le train de vingt heures et des poussières qui passait à quelques centaines de mètres de chez nous. Par temps sec, l’arrivée de ce Royan-Saintes ne se manifestait que par un chuintement lointain alors qu’à l’approche d’un jour pluvieux, nous l’entendions beaucoup plus nettement, avec, dominant le soufflement, la percussion rythmée des roues sur les rails. Alors, levant un index expert, grand-mère annonçait : « C’est le pot à eau qui passe ! »
NOURRITURE
Quel arsouille !
C’était l’un des bons mots de grand-mère. Me voyait-elle boire à grandes gorgées ? L’exclamation ne se faisait pas attendre, même si j’étanchais ma soif d’un simple verre d’eau : « Quel arsouille ! » Comprenant qu’elle me traitait d’ivrogne, je voyais dans arsouille un dérivé populaire et superlatif de « se soûler » dont la consonne… liquide serait devenue consonne… mouillée (comme de juste, du reste, l’exacte étymologie d’arsouille pourrait être se ressouiller, « se souiller à nouveau »). Avant de s’appliquer à un « pochtron », arsouille désigna un voyou, du genre de ceux qui se dépravent, se débauchent et peuvent, le cas échéant, devenir piliers de bistrots. On donna aussi, au XIXe siècle, le nom d’arsouille à tout individu malpropre et mal habillé et, à la même époque, à un bourgeois qui s’encanaille. C’est d’ailleurs dans la première moitié du XIXe que vécut, brièvement, Charles de La Battut (1806–1835), noceur impénitent et plein aux as. Par sa personnalité originale et son comportement outrancier, il connut une formidable célébrité. Il aimait à se déguiser, de sorte que les Parisiens le prirent pour Lord Seymour (1805–1859), dandy anglais passionné de sports équestres, résidant en France. Lequel des deux prétendait se comporter « en milord avec les arsouilles et en arsouille avec les milords » ? La question fait débat. Toujours est-il que le surnom de « Milord l’Arsouille » fut décerné à l’un d’entre eux. « Milord l’Arsouille » qualifia ensuite « tout homme riche qui fait des excentricités crapuleuses » (Delvau, 1866) avant de devenir en 1950 le nom d’un célèbre cabaret parisien situé dans le premier arrondissement.
C’est passé par la boîte à pain bénit
Pour le pain bénit, voir supra, c’est pain bénit.
Cette plaisante expression, employée pour consoler celui qui s’engoue (s’étrangle, s’étouffe) en mangeant, se moque un tant soit peu de l’Église et de ses rituels puisqu’elle laisse entendre que nous aurions deux gosiers, l’un où glisserait sans problème la nourriture ordinaire que nous avalons et l’autre, assimilé à une boîte (en l’occurrence, le larynx), qui s’obstruerait douloureusement quand nous mangeons de méchants aliments type pain bénit. Une expression équivalente semble teintée du même léger anticléricalisme : « avaler par le trou du dimanche », un « trou » qui ne servirait donc qu’une fois par semaine, le jour du Seigneur (« dimanche » vient du latin Dies dominicus), pour avaler… l’hostie et qui donc, s’obstruerait en toute autre circonstance.