Manger à tous les râteliers
Il y avait bien du mépris dans la voix de grand-mère lorsqu’elle disait d’un ton péremptoire : « Celui-là mange à tous les râteliers. » Le profiteur de toutes les situations, de tous les moyens de s’enrichir, l’individu sans scrupules, « celui-là », rabaissé au niveau du bétail, était ainsi stigmatisé pour le restant de ses jours.
C’est d’abord chez Beaumarchais que l’on trouve la formule, du moins une très proche variante, dans la bouche d’un Bridoison bègue :
« BRID’OISON : A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ?
FIGARO : N’est-ce pas Double-Main, le greffier ?
BRID’OISON : Oui ; c’é-est qu’il mange à deux râteliers. »
La métaphore est souvent utilisée dans le monde politique. Dans sa Comédie du diable, Balzac fait dire à Satan : « […] si mes ministres veulent se contenter de vingt-sept sinécures outre leur portefeuille, si mes conseillers d’État ne mangent pas à plus de quinze râteliers, certain que mes chefs de bureau se contenteront de trente millions d’épingles […] » (ch. I in Romans et contes philosophiques, 1831). Dans une diatribe contre le socialisme, le monarchiste Henri Wallon (1812–1904) parle des « bâtards qui n’ont aucun sexe et ne sont d’aucun genre. Ceux-là ont deux estomacs, deux ventres ; ils ont un pied dans tous les partis pour manger à tous les râteliers » (in Bulletin de censure du 31 janvier 1849).
Ça se soûle et ça se nippe
L’exclamation était inévitable quand l’une de ses filles ou de ses brus exhibait le vêtement qu’elle venait de s’acheter. Grand-mère disait cela par automatisme et sans méchanceté mais la phrase eût pu, dans d’autres bouches, revêtir mépris et ironie, le « ça » ravalant la personne au rang d’objet, l’idée de soûlerie laissant entendre une dépravation des mœurs et l’argotique « se nipper » pour « s’habiller » dévalorisant ipso facto l’habit, quelque neuf qu’il fût. La « nouvelle-vêtue » était ainsi, pourrait-on dire… habillée pour l’hiver.
D’où vient donc le verbe nipper ? De l’argot nippes, « vêtements », lui-même issu de guenip(p)e, mot archaïque attesté dès 1496 sous la forme guenyppe dans le Mystère de saint Martin d’André de La Vigne où le mot désigne une femme de mauvaise vie, malpropre et infréquentable : « Ces grans genoppes, flatries et usées, / Vieux lorpidons, caroignes et cabas, / Ordes guenyppes, ridées et brisées […]. » Une telle maritorne étant généralement habillée de hardes, de haillons, guenippe (contracté en gnippe en 1605) ou guenipe, a ensuite désigné une « loque », un « chiffon », signification attestée par exemple chez Cotgrave dans son Dictionarie of the French and English Tongues (1611). Guenipe est d’ailleurs donné dans ce même ouvrage comme équivalent de « guenille ». Haillons, femme de mauvaise vie… l’étymologie de nippes est décidément bien péjorative.
Il lui manque toujours cent sous pour faire un franc
Autant dire que cet éternel fauché est toujours prêt à vous demander les cent sous qui lui manquent. Grand-mère était assez bienveillante quand l’un de ses nombreux petits-enfants venait ainsi quémander (elle disait « piailler »). D’un naturel généreux, elle s’en amusait et nous donnait la pièce en disant, de manière plus précise : « Ah ! Celui-là, il lui manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc ! » Elle n’avait pourtant pas connu la monnaie de l’Ancien Régime !
Expliquons-nous. Par la loi du 15 août 1795, le système monétaire décimal remplaça le système duodécimal ; furent alors institués le franc, ses décimes et centimes ; disparurent ipso facto les anciennes monnaies : la livre, le sou et le denier. Le sou fit cependant de la résistance puisque l’on continua, jusqu’à la mise en circulation, en janvier 1960, du franc lourd (nouveau franc), à nommer cent sous la pièce de cinq francs. Est-ce à cette longévité que l’on doit la persistance d’expressions faisant référence au(x) sou(s) alors même que le franc l’a relégué au rancart depuis plus de deux siècles et qu’il a lui-même cédé sa place à l’euro depuis plus d’une décennie ? Toujours est-il que l’on continue de parler gros sous plutôt que de « parler argent », que les avares et les économes pensent toujours qu’un sou est un sou et non qu’ « un euro est un euro », tandis que le philanthrope, qui n’a pas (pour) un sou de méchanceté, n’est pas non plus près de ses sous. Tel clochard et mendiant est sans le sou (ou : il « n’a pas le sou »), il n’a pas un sou vaillant (comprenons « un sou qui vaille », qui ait de la valeur), pas même pour acheter quelque chose à trois francs six sous (voir infra), ni une babiole de quatre sous (voir infra). Comment, dans ces conditions, rester propre comme un sou neuf ? Quand au panier percé, celui qui dépense sans compter, il lui manque toujours dix-neuf sous pour faire un franc. Considérant qu’un franc valait vingt sous, un tel individu est donc toujours presque fauché. Au moins, si l’on prend la locution en son sens littéral, quand bien même cet insouciant est presque toujours à court d’argent, ne peut-on pas lui reprocher de ne pas avoir le premier sou pour entreprendre quelque chose : ce premier sou, il le possède et en profite bien pour vous emprunter les dix-neuf autres ! Et s’il lui manque toujours cent sous pour faire un franc, c’est dire, mathématiquement parlant, qu’il est non seulement raide mais qu’en plus il a des dettes !
Trois francs six sous
Dans un célèbre sketch[3], le regretté Raymond Devos (1922–2006) nous explique qu’en le multipliant, on peut acheter quelque chose avec rien : « Une fois rien… c’est rien ! Deux fois rien… ce n’est pas beaucoup ! Mais trois fois rien !… Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose… et pour pas cher ! » Il aurait pu ajouter que trois fois rien ne vaut que trois francs six sous, c’est-à-dire, « très peu d’argent ».