Être aux cent coups
Il ne s’agit ni de cent coups de fouet, ni de cent coups de bâton, de trique, d’épée, de couteau, de poing, de pied, de fusil, de canon, de tonnerre… Ces cent coups sont ceux qui cognent dans votre poitrine quand, sous l’effet d’un énorme stress ou d’une extrême inquiétude, votre cœur se met à battre la chamade, et de tels coups de cœur n’ont rien de très agréable. Être aux cent coups est le lot de tout parent dont l’enfant a disparu, surtout si celui-ci a l’habitude de faire les quatre cents coups (voir ci-dessous). Même réaction chez celui qui apprend qu’un proche vient d’avoir un accident, chez l’employé consciencieux dont la charge de travail est inversement proportionnelle au délai imparti par le patron et qui doit, pour le coup, en mettre un coup (« Ne pas savoir où donner de la tête » est l’une des acceptions données par Alfred Delvau).
L’expression ne semble pas remonter au-delà du XIXe siècle. Zola, par exemple, l’utilise dans L’Assommoir (1877), décrivant ainsi l’attitude de Coupeau devant les Lorilleux : « […] il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés » (Ch. III). Certains disent, peut-être par confusion, « être aux quatre cents coups ».
Faire les quatre cents coups
En 1959, ceux de François Truffaut ont rendu Jean-Pierre Léaud célèbre dans le rôle d’Antoine Doinel. Faire toutes sortes de frasques, d’excès, de bêtises, autant de folies qu’il est possible d’en faire, au mépris des bonnes manières, de la raison, du danger et des lois, c’est faire les quatre cents coups. Au-delà de l’insouciance, l’expression évoque une vitalité débordante et un désir de « mordre la vie à pleines dents ».
On a d’abord dit faire les quatre coups, où quatre symbolise la totalité (cf. « couper les cheveux en quatre », « se saigner aux quatre veines », etc.) : « […] à la porte des Jacobins, il faut avoir mauvaise mine, être sans-culotte, ressembler à un brigand, et à un scélérat, capable de faire les quatre coups ». (Le Père Duchesne, 1792.) Dans le Dictionnaire du patois du pays de Bray (1852), de Jean-Eugène Decorde, on trouve : « Quatre-vingt-dix-neuf coups (avoir fait les), avoir mené une vie aventureuse et déréglée. » L’expression s’est aussi beaucoup déclinée avec cent coups, et ce, dès le début du XIXe siècle : elle est ainsi répertoriée dans plusieurs dictionnaires, dont celui de d’Hautel (1808) et celui d’Antoine Caillot (1826) : « Il a fait les cent coups veut dire que l’homme dont on parle a fait toutes sortes de mauvaises actions. » La variante cent dix-neuf coups est aussi attestée chez Mérimée (Les Mécontens in Revue de Paris, 1830), Eugène Sue (Le Colonel de Surville in L’Écho des feuilletons, 1859), Zola (L’Assommoir, 1877), Proust (Sodome et Gomorrhe in À la recherche du temps perdu, 1921), etc. Complétons la liste avec quatre cent dix-neuf chez Labiche (La Fille bien gardée, 1850), cinq cents chez Flaubert (Correspondance, 1853), cinq cent dix-neuf chez le critique littéraire Désiré Nisard (De quelques parisianismes populaires, 1876), cent ung (sic) chez Balzac (La Belle Fille du portillon in Contes drolatiques, 1832–1837) et même cent mille coups, aussi chez Balzac (Le Père Goriot, 1835), à propos des Parisiennes : « Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Elles font les cent mille coups. Connu, connu ! »
Ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts
C’était la ritournelle de grand-mère quand elle me voyait désœuvré : « Regardez-moi celui-là, il ne sait jamais quoi faire de ses dix doigts ! » Il faut dire que du temps de ma jeunesse, les loisirs étaient nettement plus limités qu’aujourd’hui !
L’expression est à rapprocher de ne rien faire de ses dix doigts qui signifie « ne rien faire du tout », soit par totale incapacité, soit par paresse incurable. Le Dictionnaire de l’Académie française répertorie l’expression dès l’édition de 1762, avec cette définition : « On dit proverbialement d’un homme qui ne travaille point, qu’il ne fait œuvre de ses dix doigts. » Sur le plan symbolique, « dix » est le nombre totalisateur par excellence, puisqu’il est la somme des quatre premiers nombres (la Tétraktys de Pythagore) et la fin du cycle des neuf premiers. Parce qu’elle fait référence aux dix doigts plutôt qu’aux deux mains, l’expression est donc plus éloquente. Remarquons que ne rien faire de ses dix doigts équivaut à se tourner les pouces, paradoxe dont Raymond Devos aurait pu faire un sketch. Il n’aurait sans doute pas manqué d’y faire intervenir le poil qui pousse inévitablement dans la main de celui qui ne fait rien de ses dix doigts, ce même poil qui empêche le fainéant de mettre la main à la pâte.
Tourner comme un écureuil en cage
Pour Delvau (1866), dans l’argot du peuple, faire l’écureuil, c’est « faire une besogne inutile, marcher sans avancer ». L’expression n’est plus guère employée mais l’on y trouve une allusion à ces cages mobiles ou équipées d’un tourniquet que l’écureuil, prisonnier, faisait tourner sans cesse, constatation à l’origine de Tourner comme un écureuil en cage dont le sens figuré est « s’agiter inutilement, marcher en tous sens, faire les cent pas, par angoisse ou impatience ». La locution est devenue symbolique de la course souvent vaine de l’homme moderne, précipité quotidiennement dans un rythme effréné, une folle effervescence. Le chansonnier Armand Gouffé (1775–1845) pour se moquer de cette inutile agitation employait déjà la même métaphore : « Coco dans sa cage mobile, / Court toujours et n’arrive point ; / Après cent tours, après cent mille, / Il se retrouve au même point. / Sur cette terre où je séjourne, / J’aperçois du même coup d’œil / L’homme qui tourne, tourne, tourne ; / Je vois partout mon écureuil » (Mon Écureuil, chanson morale, 1804). Plusieurs autres expressions zoologiques évoquent cette incapacité à rester en place, cette nervosité, mais alors qu’elle est, chez l’homme, volontaire et gratuite, elle est, pour les animaux privés de liberté, subie et symptomatique d’une véritable névrose : tourner comme un lion (un fauve) en cage, faire l’ours en cage.
Quelle gabegie !
Vers l’âge de douze ans, je me suis senti une âme de pâtissier : à moi la farine (une livre au moins), les œufs (pas plus d’une demi-douzaine), le beurre (300 g devaient suffire), le sucre (à volonté), la levure (quelques paquets) et, vogue la galère (c’en était une !), sans recette ni conseils, j’enfournais des pâtes improbables prenant à la chaleur des couleurs et des formes bizarres. La cuisine était évidemment transformée en un étrange no man’s land, mi-capharnaüm, mi-champ de bataille, qui faisait se lamenter ma mère à son retour du travail : « Quelle gabegie ! »