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Trois fois rien, trois francs six sous ? Voire ! À l’époque où le sou valait un vingtième de franc, trois francs six sous représentaient, pour un ouvrier, le salaire d’une journée ou, si l’on en croit Balzac, ce qu’il fallait environ, par jour, pour vivre : « Après, que vous faut-il pour vivre ?… trois francs par jour ? » (Le Cousin Pons, 1847). À titre de comparaison, une loi du 23 floréal, an V (12 mai 1797) prévoyait une indemnité journalière de cinq francs pour les chefs de brigade, quatre francs pour les chefs de bataillon et d’escadron, trois francs pour les capitaines, deux francs cinquante pour les lieutenants et sous-lieutenants. Autre élément de référence, la fameuse pièce de cent sous de nos grands-mères, soit cinq francs, donnée comme une somme non négligeable dans le proverbe : Faire de cent sous quatre sous et de quatre sous rien, c’est-à-dire « dilapider son argent en faisant de mauvaises affaires ».

Trois francs six sous, ce n’était donc pas rien ! Et que dire de quatre sous, locution voisine qualifiant aujourd’hui un objet sans valeur, tel un bijou en toc ? Par quel mystère ces expressions se sont-elles à ce point dévaluées pour ne plus signifier que des clopinettes ? L’usage de l’euro risque d’ailleurs de les faire tomber, avec beaucoup d’autres, dans les oubliettes du lexique !

Chez ma tante

Si certains ont la chance d’avoir un oncle d’Amérique dont ils comptent bien profiter de tout ou partie de l’héritage, j’appris que, pour d’autres, c’est une tante qui devait être richissime. Du moins l’ai-je longtemps cru… jusqu’au jour où je sus que ceux qui allaient chez [leur] tante quand ils avaient besoin d’argent, se rendaient au mont-de-piété et non chez un membre fortuné de leur famille.

C’est en Italie en 1462 que fut créé le Monte di Pietà. Barnabé de Terni, récollet italien, fit appel à la générosité des riches bourgeois de Pérouse (Perugia) pour amasser une importante somme d’argent lui permettant d’alimenter un établissement de prêts sur gages. Le moine voulait ainsi combattre la rapacité des cupides usuriers de sa région. C’est par une traduction fautive de l’italien monte (« montant », de la même famille que ammontare, « amonceler, entasser ») que le premier établissement français similaire, fondé à Avignon en 1610, prit le nom de mont-de-piété. Celui de Paris verra le jour vingt-sept ans plus tard et, petit à petit, la plupart des grandes villes ouvriront leur propre mont-de-piété. En 1918, tous ces établissements deviendront caisses de Crédit municipal.

Il est évidemment moins déshonorant de dire qu’on a oublié chez sa tante l’objet de valeur qu’on a en réalité mis en gage. On raconte que ce serait le mensonge inventé par le petit-fils de Louis-Philippe quand il mit sa montre au mont-de-piété parisien pour honorer une dette de jeu. La première attestation de l’expression date en tout cas de 1827. On prétendait auparavant, par un même souci de discrétion, que l’on avait mis sa montre, son manteau ou sa médaille de première communion « au clou » (1823).

Payer à tempérament

Il ne s’agit évidemment pas de payer selon son humeur (son tempérament) mais selon une planification (l’anglicisme planning n’existait pas du temps de grand-mère) permettant de régler par acomptes ou paiements successifs échelonnés dans le temps. « Tempérament » est issu du latin temperamentum, « combinaison proportionnée des éléments d’un tout, proportion, mesure », à rapprocher de temperare, « disposer convenablement, combiner », qui a donné le français « tempérer ».

L’expression est devenue quelque peu vieillotte depuis l’apparition du crédit[4] à la consommation à la fin du XIXe siècle et surtout depuis son développement au lendemain de la Première Guerre mondiale. Cette façon d’acquérir un bien (meuble) sans avoir à le payer intégralement en une seule fois permit aux gens modestes d’améliorer leur confort mais nos grands-parents n’en usèrent qu’avec mesure et prudence, répugnant à s’endetter (voir Qui paie ses dettes s’enrichit) et craignant toujours une possible arnaque (grand-mère parlait d’« entourloupette »). À Paris toutefois, une forme populaire de crédit connut un meilleur succès, celle des fameux « bons de la Semeuse » mise en place par la Samaritaine : en se rendant directement rue du Louvre ou par l’intermédiaire de démarcheurs, les consommateurs de jadis versaient sur un compte des sommes ensuite converties en bons qu’ils pouvaient dépenser dans le grand magasin des bords de Seine, celui dont le slogan prétendait qu’on y trouvait de tout.

Manger de la vache enragée

Les deux guerres mondiales, les maigres revenus, bref, les temps difficiles ont souvent, trop souvent, contraint nos grands-parents à manger de la vache enragée, c’est-à-dire à connaître une vie de privations, à ne se procurer que difficilement les ressources les plus indispensables à la vie. L’idée est bien sûr celle du miséreux qui, n’ayant pas les moyens de manger de la nourriture saine, en est réduit à manger de la viande normalement impropre à la consommation, celle d’animaux atteints de maladie et abattus pour raisons d’hygiène.

Manger de la vache enragée, c’est aussi une façon de s’endurcir, de se fortifier, de tremper son caractère pour être capable d’endurer des épreuves en tous genres, éducation que prônait notamment Mme Émile de Girardin (1804–1855) : « O tendres mères ! défiez-vous des méthodes faciles ; les méthodes faciles font les cerveaux paresseux, les cerveaux paresseux font les sots ; aimez vos enfants, […] mais ne supprimez point pour eux les difficultés de la vie […] bourrez-les de friandises, de gâteaux, de dragées, de confitures, mais ne supprimez jamais de leur ordinaire ce mets généreux qui donne la force et le courage, […] cet aliment suprême dont se nourrissent dès l’enfance les grands industriels, les grands guerriers et les grands génies : la vache enragée ! » (Le Vicomte de Launay, Lettres parisiennes, année 1844, lettre seizième.)

L’expression apparaît dès 1611 sous la forme il a mangé de la vache enragée chez Cotgrave dans son Dictionarie of the French and English Tongues.

Se saigner aux quatre veines

« Toute mère du peuple veut donner, et à force de se saigner aux quatre veines, donne à ses enfants l’éducation qu’elle n’a pas eue, l’orthographe qu’elle ne sait pas » (Edmond et Jules de Goncourt, Idées et sensations, 1866).

Tel est bien le contexte courant où se saigner aux quatre veines prend son habituel sens figuré : celui des parents et grands-parents qui se privent même de l’essentiel pour que leurs enfants et petits-enfants suivent des études, quelque coûteuses qu’elles soient, et puissent ainsi accéder à une situation enviable qu’eux-mêmes n’ont jamais connue. La locution trouve sa force dans la sacro-sainte abnégation, dans l’extrême privation qu’elle exprime : celle de son propre sang indispensable à la vie comme l’argent l’est à la subsistance. Absente du Dictionnaire de la langue française de Littré comme des sept premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française, l’expression est évidemment récente. Elle semble cependant dérivée d’une plus ancienne, se faire saigner aux quatre membres, signifiant « se faire déposséder de ses biens, se faire plumer », comme dans L’Histoire d’un conscrit de 1813 d’Erckmann-Chatrian (1867) : « […] après nous être fait saigner aux quatre membres par les frères de l’Empereur, nous allons perdre tout ce que nous avions gagné par la Révolution ». Au sens propre, (se) saigner aux quatre membres fait d’abord référence au supplice mortel que devaient subir les coupables d’imposture, de félonie ou de trahison, comme en atteste la marquise de Créquy à propos de Charles de Bourbon-Montmorency-Créquy dans une page où les deux expressions se trouvent rapprochées : « Il m’accusait […] d’avoir sollicité et obtenu un ordre du Roi Louis XVI pour le faire saigner aux quatre membres, et voici le texte de sa narration : “[…] on me mit absolument nu ; on me lia sur une chaise de bois, après quoi Madame et M. de Créquy montrèrent l’ordre qu’ils avaient apporté, en commandant à leur chirurgien de m’ouvrir les quatre veines.” » (Souvenirs de la marquise de Créquy, 1710 à 1802). La mort de Sénèque demeure sans doute l’exemple le plus célèbre de cette horrible sentence : le philosophe, impliqué dans la conjuration de Pison, fut en effet condamné par Néron à se faire ouvrir les veines. La scène a été immortalisée dans un tableau monumental peint en 1615 par Rubens. Ajoutons que l’expression se saigner aux quatre veines est probablement renforcée par la symbolique du chiffre quatre représentant souvent la plénitude, la totalité.

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« Crédit » vient du latin creditum, « créance », participe passé de credere, « croire », le créancier « croyant » que son débiteur sera en mesure de régler sa dette.