TRAVAIL
En baver des ronds de chapeaux
Quand, après un délicat travail de couture qui lui avait demandé beaucoup de temps, d’efforts et d’attention, grand-mère nous montrait fièrement le résultat, elle ne manquait pas de préciser : « J’en ai bavé des ronds de chapeaux ! »
« J’en ai bavé », tout court, est directement compréhensible puisque, familièrement, en baver signifie « peiner, souffrir, devoir supporter une situation difficile ».
Les ronds peuvent expliquer le premier sens de l’expression, « être très étonné » : la bouche bée de celui qui n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles a bien la forme d’un rond mais alors, pourquoi baver et pourquoi le pluriel dans le cas d’une tâche pénible ? Claude Duneton (1990) avance une hypothèse liée au travail des modistes, pour qui les ronds de chapeau étaient des ronds de plomb, naturellement lourds, appliqués sur les chapeaux pour leur donner leur forme. J’avancerai une autre explication fondée sur l’existence de deux expressions : « être comme deux ronds de flan » (les ronds de flan sont des pièces de métal taillées et préparées pour devenir des pièces de monnaie, des jetons ou des médailles et, par comparaison, des yeux grand ouverts) et « baver des clignots », locution argotique pour « pleurer » selon Virmaître (1894). Les ronds de chapeau seraient alors une image des deux yeux qu’un travail harassant ferait pleurer (baver), des marquant dans ce cas la provenance comme dans « baver des clignots », « transpirer des aisselles », etc.
Qui va châ p’tit va loin
Équivalent saintongeais abrégé de l’italien chi va piano va sano, et chi va sano va lontano : « qui va doucement va sainement, et qui va sainement va loin ». Dans les Charentes, châ p’tit à châ p’tit veut dire « peu à peu ». Un bac à chaîne inauguré en 2009, assurant des liaisons sur la Charente entre Dompierre-sur-Charente et Rouffiac, a été judicieusement baptisé le Châ p’tit va loin. Cette jolie formule que l’on peut donc traduire par « Qui va petit à petit, va loin » faisait partie des conseils que nous prodiguait grand-mère quand nous avions une tâche à exécuter. Boileau a développé la même idée dans son Art poétique :
Feignant comme une couleuvre
Feignant est la forme familière de « fainéant ». C’est parce qu’elles aiment… lézarder au soleil que les couleuvres sont assimilées à des paresseuses. La fainéantise de la couleuvre a quelque chose de sympathique : son caractère inoffensif autorise une telle comparaison. Remarquons qu’au contraire la vipère, venimeuse, n’inspire que des images négatives : une « vipère » est une personne dangereuse dont il faut se méfier et l’on traite de « langue de vipère » celui (plus souvent, celle) qui aime dire du mal d’autrui.
Du cousu main
Ayant été couturière, grand-mère savait apprécier à sa juste valeur tout ce qui était fabriqué avec grand soin et minutie. Le compliment lui venait tout naturellement à la bouche : « C’est du cousu main ! » L’expression cousu main fut d’abord une variante de « cousu à la main », l’ouvrage ainsi confectionné étant digne de la haute couture quand celui qui est fait à la machine ne peut convenir qu’au prêt-à-porter ordinaire. Cousu main s’est ensuite dit de tout ce qui est bien fait, authentique, de valeur, haut de gamme, ce que confirme Elsa Triolet : « C’est travaillé par le menu… Du cousu main ! On s’extasie devant les machines cybernétiques et quand on veut parler de perfection, on dit, du cousu main !… » (L’Âme, Gallimard, 1962). La locution s’est ensuite appliquée à ce qui ne peut que réussir à coup sûr, comme cet éloge de Line Renaud paru en 1982 dans L’Express à propos de son interprétation de Folle Amanda, pièce de Barillet et Grédy : « Mais, avec Line Renaud, c’est du cousu main. Elle a du métier, un abattage qui n’est pas celui de la Maillan mais n’est pas moins efficace, elle attire la sympathie du vrai public […]. »
Se décarcasser
Le mot a connu une nouvelle vie dans les années 1980 grâce à une célèbre réclame pour une marque d’épices. Grand-mère n’a pas connu ces spots publicitaires ni le chef, aussi provençal que moustachu, qui l’incarnait mais se décarcasser faisait partie de son vocabulaire comme de sa philosophie : elle se décarcassait bel et bien pour que sa nombreuse progéniture soit heureuse. Littéralement, se décarcasser, c’est s’extraire de sa carcasse, donc se démener comme un beau diable, ne pas épargner sa peine pour arriver au résultat escompté. Le verbe pronominal n’est attesté qu’en 1821 dans le Petit dictionnaire du peuple à l’usage des quatre cinquièmes de la France de Desgranges qui le signale toutefois comme un barbarisme : « Se décarcasser. Se donner beaucoup de mouvement, barbarisme ; ne dites pas : qu’est-ce qu’il a à se décarcasser, mieux vaut à se tourmenter, à se démener. » Décarcasser n’est pas le contraire de carcasser, verbe populaire, aujourd’hui hors d’usage, qui signifiait « avoir un ou plusieurs accès de toux, si violent(s) qu’il(s) vous secoue(nt) toute la carcasse ».
Ne pas avoir de démain
Ne pas oublier l’accent aigu sur le « e » : il s’agit bien de démain et non du jour à venir. Celui qui n’a pas de démain ou qui n’a rien à sa démain est capable de tout faire de ses deux mains. C’est donc un ambidextre particulièrement adroit. Utilisé dans le Centre-Ouest, le mot est formé sur main et dé, préfixe privatif. Qui est droitier aura sa démain à gauche et réciproquement. Plus généralement, « être à la démain », « à sa démain » ou encore « s’y prendre à la démain », c’est ne pas être à son aise pour réaliser un travail manuel, c’est « ne pas être à sa main ».
À la godille
Quand un vêtement mal coupé ou mal assemblé fait des plis, on dit qu’il « gode » ou qu’il « godaille ». La godille (on a aussi dit goudille) peut être de même origine : en effet, cet aviron fait avancer le canot à l’arrière duquel il est placé, grâce au mouvement hélicoïdal (donc non rectiligne) que lui imprime le godilleur. Si ce dernier n’est pas très expert (la technique de la godille est délicate), le bateau n’ira pas droit, d’où le premier sens de l’expression à la godille : « en zigzag », notamment, selon Esnault (1965), chez les cyclistes qui roulent ainsi sous l’effet de la fatigue (1922), puis, plus généralement, « de travers, en louvoyant » (comme dans un œil à la godille pour un œil atteint de strabisme). L’expression s’est ensuite élargie à tout ce qui est boiteux, fait n’importe comment, sans recherche, sans soin, mal fichu, à la gomme, etc. D’une broderie mal exécutée, grand-mère disait qu’elle était faite à la godille.