BÊTISE ET FOLIE
Avoir une araignée au plafond
C’est l’équivalent d’une docte expression latine : musca in cerebro, « une mouche dans le cerveau ».
Quand mon frère et moi nous mettions à crier, à chanter à tue-tête, à courir dans tous les sens, bref, quand nous pétions un plomb (bien que cette expression ne fût pas encore en usage), grand-mère se vissait un doigt sur la tempe et faisait mine de s’alarmer : « Ils ont une araignée au plafond ! » Petit, je comprenais bien l’analogie entre un plafond et la calotte crânienne mais je me demandais par quel prodige une araignée avait pu y pénétrer.
Alfred Delvau (1866) rattache la métaphore à ce qu’il nomme « argot de Breda-Street ». Breda-Street est le nom anglicisé et quelque peu codé du quartier Bréda situé aux environs de Notre-Dame de Lorette, la rue Bréda ayant été rebaptisée Henri-Monnier en 1905. Le quartier était fréquenté par les dames de petite vertu qui disaient donc de certains clients maniaques, fous ou distraits, qu’ils avaient une araignée dans le plafond. Delvau nous propose, avec le même sens, d’autres locutions tout aussi savoureuses : avoir une chambre à louer (tellement plus imagée que la plus récente case de vide !), avoir une écrevisse dans la tourte, avoir une écrevisse dans le vol-au-vent, avoir une hirondelle dans le soliveau. Pour Virmaître (1894), avoir une araignée dans le plafond est synonyme de « loufoque » et appartient à l’argot du peuple.
Travailler du chapeau
« Le pauvre, il travaille du chapeau ! » C’était avec une certaine compassion que grand-mère parlait ainsi de quelque voisin atteint de sénilité, de gâtisme (« il est devenu gaga » était une autre façon de déplorer sa déraison), de dérangement mental (« Alzheimer » n’était pas encore entré dans le vocabulaire) et elle illustrait parfois son assertion de quelques anecdotes abracadabrantes qui nous effrayaient ou nous faisaient pouffer de rire. Bien entendu, nous comprenions qu’ainsi travailler n’avait rien à voir avec l’état de modiste ou de chapelier.
Dans notre expression, le chapeau est une métaphore de la tête (notons que l’étymologie de chapeau a sans doute un lien avec le latin caput, « tête ») et le verbe travailler est plutôt à prendre soit au sens de « fermenter, subir une agitation interne », à l’image du vin qui travaille, soit à celui de « subir une ou plusieurs forces entraînant une déformation », à l’instar d’une planche de bois qui gauchit à force de travailler. On imagine assez bien un cerveau dérangé produisant d’innombrables petites bulles de folie ou se mettant à gondoler. D’ailleurs, le verbe « délirer » contient aussi l’idée de déformation, de conduite déviante par rapport à la ligne droite puisque son étymologie latine, delirare, signifie « sortir du sillon ».
Une variante amusante : travailler de la toiture. Vincent Auriol l’utilise dans son Journal du septennat : « Quand ils ont entendu de Gaulle déclarer : “Au reste, qu’est devenu Laval ?”, un certain nombre ont dit : “Il travaille de la toiture”. » (Vol. 6, 1947–1954).
Bouché à l’émeri
Essentiellement composé de corindon (alumine cristallisée), l’émeri est une roche métamorphique dont la poudre, collée sur du papier ou de la toile, constitue un excellent abrasif, notamment utilisé pour polir bouchons et goulots qui, de ce fait, s’ajustaient parfaitement l’un à l’autre : flacons et bouteilles (chimiques et pharmaceutiques en particulier) étaient ainsi hermétiquement bouchés. L’expression joue sur le sens figuré de bouché dont Furetière (1690) nous donne cette illustration : « On dit figurément, qu’un homme a l’esprit bouché, quand il est peu intelligent, quand il a la conception dure et tardive. » Bouché à l’émeri signifie donc « parfaitement idiot, borné, dont l’esprit est totalement fermé » et s’applique à celui dont on dit aussi qu’il « en tient une couche » parce que, de par son esprit épais, il manque singulièrement de finesse intellectuelle. On trouve l’expression figurée dès 1897 dans le huitième volume de la revue La Gaudriole : « Il faudrait que je fusse vraiment bouchée à l’émeri, ma mère, pour qu’il en soit autrement ! »
Bête à manger du foin
On a dit aussi : Être bête à manger du chardon, variante qui se trouve dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1867) avec cette explication : « Se dit d’une personne excessivement bornée, par allusion à la stupidité proverbiale de l’âne, et à son goût prononcé pour les chardons. » Bête à manger du foin est antérieur puisque attesté dès 1774 : « […] tout homme est admirable, excellent, délicieux, ou maussade à donner des vapeurs, ennuyeux à périr, bête à manger du foin […] » (Réponse de [Jean-Baptiste] Gresset, directeur de l’Académie française, au discours de réception de M. Suard, le 4 août 1774, in Œuvres de Gresset, tome second). Dans ce même registre de « dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es », on trouve également Bête à manger de la choucroute sans boire, comme dans cet extrait du Journal amusant du 14 août 1875 : « Madame V… est bête à manger de la choucroute sans boire. Elle a deux enfants […]. On la félicitait sur la bonne mine de l’aîné. “Oh ! fit-elle, cela n’a rien d’étonnant, c’est qu’il a pris du lait d’aînesse.” »