FRED VARGAS
L'Homme à l'envers
Le mardi, il y eut quatre brebis égorgées à Ventebrune, dans les Alpes. Et le jeudi, neuf à Pierrefort. « Les loups, dit un vieux. Ils descendent sur nous. »
L’autre vida son verre, leva la main. « Un loup, Pierrot, un loup. Une bête comme t’en as jamais vu. Qui descend sur nous. »
I
Il y avait deux types, allongés dans les broussailles.
— Tu te figures pas que tu vas m’apprendre mon boulot ? chuchota le premier type.
— Je me figure rien, répondit son compagnon, un grand gars aux cheveux longs et blonds, qui s’appelait Lawrence.
Immobiles et jumelles au poing, les deux hommes observaient un couple de loups. Il était dix heures du matin, le soleil leur cuisait les reins.
— Ce loup, c’est Marcus, reprit Lawrence. Il est revenu.
L’autre secoua la tête. C’était un homme du pays, petit, brun, un peu buté. Il veillait sur les loups du Mercantour depuis six années. Il s’appelait Jean.
— C’est Sibellius, murmura-t-il.
— Sibellius est bien plus grand. N’a pas cette touffe jaune à l’encolure.
Troublé, Jean Mercier réajusta ses jumelles, fit une nouvelle fois la netteté et examina avec attention le loup mâle qui, à trois cents mètres à l’est de leur planque, tournait autour du rocher familial, levant parfois le museau dans le souffle du vent. Ils étaient près, trop près, il vaudrait bien mieux reculer mais Lawrence voulait filmer à tout prix. C’est pour ça qu’il était venu, pour filmer les loups, puis remballer son reportage au Canada. Mais depuis six mois, il différait son retour sous des prétextes obscurs. Pour dire la vérité, le Canadien s’incrustait. Jean Mercier savait pourquoi. Lawrence Donald Johnstone, spécialiste renommé des grizzlis canadiens, était tombé cinglé d’une poignée de loups d’Europe. Et il ne se décidait pas à le dire. De toute façon, le Canadien parlait aussi peu que possible.
— Est revenu au printemps, murmura Lawrence. A fondé sa famille. Elle, je ne la remets pas.
— C’est Proserpine, chuchota Jean Mercier, la fille de Janus et Junon, troisième génération.
— Avec Marcus.
— Avec Marcus, reconnut enfin Mercier. Et ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a des louveteaux tout neufs.
— Bien.
— Très bien.
— Combien ?
— Trop tôt pour dire.
Jean Mercier prit quelques notes sur un calepin suspendu à sa ceinture, but à sa gourde, et reprit la position sans faire craquer une brindille. Lawrence posa ses jumelles, s’essuya le visage. Il attira à lui la caméra, cadra sur Marcus, enclencha en souriant. Il avait passé quinze ans de sa vie parmi les grizzlis, les caribous et les loups du Canada, arpentant seul les immenses réserves, observant, notant, filmant, tendant la main, parfois, aux plus vieux de ses compagnons sauvages. Pas précisément des rigolos. Une vieille femelle grizzli, Joan, qui venait vers lui, le front bas, se faire gratter la fourrure. Et Lawrence n’avait pas imaginé que la pauvre Europe, étriquée, dévastée et domestiquée, ait quoi que ce soit de correct à lui offrir. Il avait accepté cette mission-reportage dans le Massif du Mercantour avec beaucoup de réticence, histoire de.
Et en fin de compte, il s’éternisait dans ce recoin de montagne, il repoussait son retour. En clair, il traînait. Il traînait pour les loups d’Europe et leur toison grise et minable, parents pauvres et haletants des bêtes touffues et claires de l’Arctique et qui méritaient, à son idée, toute sa tendresse. Il traînait pour les nuées d’insectes, les coulées de sueur, les broussailles carbonisées, la grésillante chaleur des terres méditerranéennes. « Et attends, t’as pas tout vu », lui disait Jean Mercier d’un ton un peu sentencieux, avec cette expression orgueilleuse des habitués, des surcuits, des rescapés de l’aventure solaire. « On n’est qu’en juin. »
Il traînait enfin pour Camille.
Ici, ils disaient « s’incruster ».
« C’est pas un reproche, lui avait dit Jean Mercier avec une certaine gravité, mais mieux vaut que tu le saches : tu t’incrustes. » « Eh bien maintenant, je le sais », avait répondu Lawrence.
Lawrence arrêta la caméra, la posa délicatement sur son sac, la couvrit d’une toile blanche. Le jeune Marcus venait de disparaître vers le nord.
— Parti chasser avant la grande chaleur, commenta Jean.
Lawrence s’aspergea le visage, mouilla sa casquette, but une dizaine de gorgées. Bon Dieu, ce soleil. Jamais connu un enfer pareil.
— Trois louveteaux au moins, murmura Jean.
— Je cuis, dit Lawrence avec une grimace, en passant la main sur son dos.
— Attends. T’as pas tout vu.
II
Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg versa les pâtes dans la passoire, égoutta distraitement, fit passer le tout dans son assiette, fromage, tomate, ça irait comme ça pour ce soir. Il était rentré tard, suite à l’interrogatoire d’un jeune crétin qui s’était éternisé jusqu’à onze heures. Car Adamsberg était lent, il n’aimait pas brusquer les choses et les gens, tout crétins fussent-ils. Et avant toute chose, il n’aimait pas se brusquer lui-même. La télévision était allumée en sourdine, guerres, guerres et guerres. Il fouilla avec fracas dans le désordre du tiroir à couverts, trouva une fourchette, et se planta debout devant le poste.
… loups du Mercantour passent une fois de plus à l’attaque dans un canton des Alpes-Maritimes jusqu’ici épargné. On évoque cette fois une bête d’une taille exceptionnelle. Réalité ou légende ? Sur place…
Tout doucement, Adamsberg se rapprocha du poste, l’assiette à la main, sur la pointe des pieds, comme pour ne pas effaroucher le commentateur. Un geste de trop et ce type s’enfuirait de la télé, sans finir la formidable histoire de loups qu’il venait de commencer. Il monta le son, se recula. Adamsberg aimait les loups, comme on aime ses cauchemars. Toute son enfance pyrénéenne avait été enveloppée des voix des vieux qui racontaient l’épopée des derniers loups de France. Et quand il parcourait la montagne à la nuit, à neuf ans, quand son père l’envoyait dans les chemins ramasser de l’allume-feu, sans discussion, il croyait voir leurs yeux jaunes le suivre tout au long des sentiers. Comme des tisons, mon gars, comme des tisons ça fait, les yeux du loup, la nuit.
Et aujourd’hui, quand il revenait là-bas, dans sa montagne, il reprenait les mêmes chemins, à la nuit. Comme quoi c’est désespérant, l’être humain, ça s’attache à ce qu’il a de pire.
Il avait bien entendu dire que quelques loups des Abruzzes avaient repassé les Alpes, il y a de cela quelques années. Une bande d’irresponsables, en quelque sorte. Des ivrognes en goguette. Sympathique incursion, symbolique retour, bienvenue à vous, les trois bêtes pelées des Abruzzes. Salut, camarades. Depuis, il croyait bien que quelques types les maternaient comme un trésor, bien à l’abri dans les caillasses du Mercantour. Et qu’un agneau leur passait sous la dent de temps à autre. Mais c’était la première fois qu’il en voyait les images. Alors quoi, cette soudaine sauvagerie, c’était eux, les braves gars des Abruzzes ? Adamsberg, tout en mangeant silencieusement, voyait passer sur l’écran une brebis déchiquetée, un sol ensanglanté, le visage convulsé d’un éleveur, la toison souillée d’une brebis, dépecée dans l’herbe d’un pâturage. La caméra fouillait les blessures avec complaisance et le journaliste aiguisait ses questions, chauffait les brandons de la colère rurale. Mêlées aux prises de vue, des gueules de loups surgissaient sur l’écran, babines relevées, droit sortis d’anciens documentaires, plus balkaniques qu’alpins. On aurait pu croire que tout l’arrière-pays niçois courbait soudain l’échine sous le souffle de la meute sauvage, tandis que de vieux bergers relevaient de fiers visages pour défier la bête, droit dans les yeux. Comme des tisons, mon gars, comme des tisons.