Lawrence haussa les épaules, avec un sourire vague.
— God, dit-il. Non.
Camille se leva, sourit, secoua ses bras comme pour chasser des ombres.
— Quel est le taré qui t’a raconté ça ?
— Suzanne Rosselin.
Interdite, Camille regarda fixement le Canadien, toujours assis sur la marche, le casque à la main, toujours calme.
— C’est vrai, Lawrence ?
— Vrai. L’autre soir, pendant que tu réparais la fuite. Elle dit que c’est un foutu connard de loup-garou qui saigne toute la région. Que c’est pour ça que les dents ne sont pas normales.
— Suzanne ? Tu me parles bien de Suzanne ?
— Oui. La grosse.
Atterrée, Camille demeurait immobile, les bras ballants.
— Elle dit, reprit Lawrence, que ce foutu connard de loup-garou a été… — Lawrence chercha son mot — a été réveillé par le retour des loups, et que maintenant, il profite de leurs attaques pour cacher ses crimes.
— Suzanne n’est pas folle, murmura Camille.
— Tu sais très bien qu’elle est totalement cinglée.
Camille ne répondit pas.
— Au fond de toi, tu le sais, reprit Lawrence. Et je ne t’ai pas dit le pire, ajouta-t-il.
— Tu ne veux pas rentrer ? demanda Camille. J’ai froid, j’ai très froid.
Lawrence leva la tête et se mit debout d’un bond, comme s’il s’apercevait seulement maintenant à quel point il choquait Camille. Camille aimait la grosse. Il l’entoura de ses bras, frotta son dos. Lui, il avait entendu tant d’histoires à dormir debout, tant de vieilles femmes transformées en grizzlis, de grizzlis permutés en perdrix des neiges et de perdrix en âmes errantes que ces bestiaires fous ne l’inquiétaient plus depuis longtemps. L’homme et la sauvagerie n’ont jamais formé un ménage serein. Mais ici, dans cette petite France, ils avaient tous perdu l’habitude. Et surtout, Camille aimait la grosse.
— Viens dans la maison, lui dit-il, les lèvres dans ses cheveux.
Camille n’alluma pas la lumière, pour ne pas devoir arracher les mots hors de Lawrence. La lune se levait, on y voyait assez. Elle s’assit dans un vieux fauteuil en paille, remonta ses genoux vers son menton, croisa ses bras. Lawrence ouvrit un bocal de raisins à l’eau-de-vie, en versa une dizaine dans une tasse et la lui tendit. Il préleva pour lui un petit verre d’alcool pur.
— On peut toujours se saouler, proposa-t-il.
— On n’y arrivera jamais avec ce fond de bocal.
Camille avala les raisins, remit les gros pépins dans le fond de sa tasse. Elle les aurait bien crachés dans la cheminée mais Lawrence était opposé à ce qu’une femme crache dans la cheminée alors qu’elle devait se hausser au-delà de la brutalité des mâles et de leurs crachats incessants.
— Désolé pour Suzanne, dit-il.
— Elle a peut-être lu trop de contes africains, en fin de compte, suggéra Camille d’un ton las.
— Peut-être.
— Il y a des loups-garous, en Afrique ?
Lawrence écarta les mains.
— Forcément il y en a. Peut-être des hyènes-garous, des chacals-garous.
— Envoie la suite, dit Camille.
— Elle sait qui c’est.
— Le loup-garou ?
— Oui.
— Dis.
— Massart, le gars des abattoirs.
— Massart ? cria presque Camille. Pourquoi Massart, bon Dieu ?
Lawrence se frotta la joue, embarrassé.
— Dis, répéta Camille.
— Parce que Massart n’a pas de poils.
Camille tendit sa tasse, le bras raide, et Lawrence lui versa une nouvelle cuiller de raisins.
— Quoi, pas de poils ?
— Tu as vu le type ?
— Une fois.
— Il n’a pas de poils.
— Je ne comprends pas, dit Camille, fermée. Il a des cheveux, comme toi et moi. Il a une frange noire jusqu’aux yeux.
— J’ai dit poils. Pas de poils, Camille.
— Tu veux dire sur les bras, les jambes, le torse ?
— Oui, le gars est glabre comme un gosse, quoi. J’ai pas vu le détail. Paraît qu’il ne se rase même pas.
Camille ferma à demi les yeux pour rappeler l’image de Massart, l’autre matin, devant sa fourgonnette. Elle revit sa peau blanche, sur les bras et les joues, si étrange à côté du teint mat des autres types. Oui, pas de poils, peut-être.
— Et alors ? dit-elle. Qu’est-ce que ça peut foutre ?
— T’es pas très fortiche en loups-garous, hein ?
— Pas très, non.
— Tu saurais pas en reconnaître un en plein jour.
— Non. À quoi je le reconnaîtrais, le pauvre vieux ?
— À ça. Le loup-garou n’a pas de poils. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il les porte en dedans.
— C’est une blague ?
— Relis les vieux bouquins de ton vieux pays cinglé. Tu verras. C’est écrit. Et des tas de gens savent ça dans les campagnes. Et la grosse aussi.
— Suzanne.
— Suzanne.
— Ils savent tous pour le coup des poils ?
— C’est pas un coup. C’est le signe du loup-garou. Il n’y en a pas d’autre. Il a les poils dedans parce que c’est un homme à l’envers. La nuit, il s’inverse, et sa peau velue apparaît.
— De sorte que Massart ne serait jamais qu’un manteau de fourrure retourné ?
— Si tu veux.
— Et ses dents ? Elles sont réversibles ? Où les range-t-il, le jour ?
Lawrence posa son verre sur la table et se tourna vers Camille.
— Ça ne sert à rien de s’énerver, Camille. Bullshit, c’est pas moi qui le dis. C’est la grosse.
— Suzanne.
— Suzanne.
— Oui, dit Camille. Pardonne-moi.
Camille se leva, attrapa le bocal de raisins, le vida dans sa tasse. Grain par grain, ça finissait tout de même par dégourdir les muscles. C’est Suzanne qui avait fait les raisins. La maîtresse des Écarts distillait dans son arrière-cuisine une quantité de marc — d’eau ardente, elle appelait ça — qui dépassait largement le plafond légal concédé aux possesseurs de vigne. « Je m’en branle, du plafond légal », disait-elle. Suzanne se foutait d’ailleurs de tous les plafonds et planchers légaux du monde, des impôts, de la vignette, des quotas, des assurances, des normes françaises de sécurité, des dates de péremption et de l’entretien des parties mitoyennes. C’était Buteil, son intendant, qui veillait à ce que l’exploitation ne verse pas tout à fait hors de la citoyenneté minimale et le Veilleux qui se chargeait des contrôles sanitaires. Camille se demandait comment une femme qui enfonçait l’ordre commun comme elle aurait démoli une simple porte de grange pouvait adhérer à une rumeur aussi dangereusement consensuelle que celle d’un loup-garou. Elle revissa le bouchon et fit quelques pas, la main fermée sur sa tasse. Sauf si Suzanne, à force d’hostilité aux lois collectives, se créait son ordre propre. Son ordre, ses lois, ses explications du monde. Pendant que tous couraient en masse après une bête, formant un seul bloc au service d’une seule idée, Suzanne Rosselin, ennemie de toute pensée unanime, campait seule. Elle défiait le consensus, inventait une autre logique, quelle qu’elle soit, pourvu que ce ne fût pas celle des autres.
— Elle est fêlée, résuma Lawrence, comme s’il avait suivi les pensées de Camille. Elle vit à côté du monde.
— Toi aussi. Tu vis dans la neige, avec les ours.
— Mais je ne suis pas fêlé. C’est sûrement un miracle mais je ne suis pas fêlé. C’est la différence entre la grosse et moi. Elle se fout de tout. Elle se fout de puer le suint de mouton.
— Laisse tomber ce suint, Lawrence.