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— Je ne laisse rien tomber. Elle est dangereuse. Pense à Massart.

Camille se passa la main sur le visage. Lawrence avait raison. Que Suzanne déraille avec un loup-garou, passe. On déraille avec ce qu’on veut. Mais accuser un homme, c’était autre chose.

— Pourquoi Massart ?

— Parce qu’il n’a pas de poils, répéta patiemment Lawrence.

— Non, dit Camille un peu exténuée. À part les poils, oublie ces foutus poils. Pourquoi crois-tu qu’elle s’en prend à lui ? C’est un type un peu comme elle, exclu, solitaire, pas aimé. Elle devrait le défendre.

— Justement. Il est trop comme elle. Ils chassent sur les mêmes terres. Elle doit l’éliminer.

— Tu penses trop aux grizzlis.

— C’est comme ça que ça marche. Ce sont deux concurrents féroces.

Camille hocha la tête.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit de lui ? À part les poils ?

— Rien. Soliman est arrivé et elle s’est tue. Je n’ai rien su de plus.

— C’est déjà pas mal.

— C’est beaucoup trop.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Lawrence s’approcha de Camille, lui posa les mains sur les épaules.

— Je vais te dire ce que me répétait mon père.

— Bon, dit Camille.

— Si tu veux rester libre, ferme ta gueule.

— Vu. Et ensuite ?

— On la boucle. Si par malheur l’accusation de la grosse franchissait les frontières des Écarts, il faudrait tout craindre pour Massart. Tu sais ce qu’on leur faisait, il y a à peine deux cents ans, dans ton pays, à ceux qu’on soupçonnait ?

— Dis-le. Au point où on en est.

— On leur ouvrait le bide depuis la gorge jusqu’aux couilles pour voir si les poils étaient dedans. Ensuite, c’était trop tard pour pleurer son erreur.

Lawrence serra ses mains sur les épaules de Camille.

— Faut pas que ça sorte de sa putain de bergerie, scanda-t-il.

— Je ne crois pas que les gens soient si tarés que tu te le figures. On ne se ruerait pas sur Massart. Les gens savent bien que c’est un loup qui tue.

— Tu as raison. En temps ordinaire, tu aurais même tout à fait raison. Mais tu oublies ceci : ce loup n’est pas un loup comme les autres. J’ai vu l’empreinte de ses dents. Et tu peux me croire, Camille, si je te dis que c’est une bête puissante, une bête comme je crois n’en avoir jamais vu.

— Je te crois, dit Camille à voix basse.

— Et bientôt, je ne serai plus le seul à le savoir. Les gars ne sont pas aveugles, ils sont même compétents, quoi qu’en dise la grosse. Bientôt, ils sauront. Ils sauront qu’ils ont affaire à quelque chose d’hors du commun, quelque chose qu’ils n’ont jamais vu. Tu comprends, Camille ? Tu comprends le danger ? Quelque chose de pas normal. Alors, ils auront peur. Alors ils seront perdus. Alors ils embrasseront les idoles et ils brûleront les marginaux. Et si la grosse Suzanne déclenche la rumeur, ils se jetteront sur Massart et ils lui ouvriront le bide depuis la gorge jusqu’aux couilles.

Camille hocha la tête, tendue. Jamais Lawrence n’avait autant parlé d’un coup. Il ne la lâchait pas, comme pour la protéger. Camille sentait ses mains brûlantes contre son dos.

— Voilà pourquoi il faut absolument qu’on trouve cette bête, morte ou vive. Morte si c’est eux, vive si c’est moi. D’ici là, on la boucle.

— Et Suzanne ?

— On va aller la voir demain, lui ordonner de la boucler.

— Elle n’aime pas les ordres.

— Mais elle m’aime bien.

— Elle a pu parler à quelqu’un d’autre que toi.

— Je ne crois pas. Vraiment pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle estime que tous ceux de Saint-Victor sont des foutus connards. Sauf moi, parce que je suis étranger. Elle m’a parlé aussi parce que je connais les loups.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit, mercredi soir, en revenant des Écarts ?

— Je pensais qu’on lèverait l’animal à la battue, et que tout s’oublierait. Je ne voulais pas te démolir la grosse pour rien.

Camille hocha la tête.

— Elle est cinglée, ta Suzanne, murmura Lawrence.

— Je l’aime bien quand même.

— Je sais.

IX

Le lendemain matin, à sept heures trente, Lawrence fit démarrer sa moto. Camille, à peine réveillée, s’installa à l’arrière et ils parcoururent à petite vitesse les deux kilomètres qui les séparaient des Écarts. Camille se tenait d’une main au ventre de Lawrence et serrait de l’autre le bocal de raisins vide. Suzanne Rosselin ne fournissait pas en raisins si on ne rapportait pas son bocal, c’était la loi.

Lawrence tourna à gauche, s’engagea sur le chemin caillouteux qui menait à la bâtisse.

— Les flics, cria Camille en secouant Lawrence à l’épaule.

Lawrence fit signe qu’il avait vu, coupa les gaz et descendit. Tous deux ôtèrent leurs casques et observèrent le break bleu qui stationnait devant la bergerie, comme l’autre jour, et les mêmes gendarmes, le petit et le moyen, qui allaient et venaient de la voiture au bâtiment.

— God, dit Lawrence.

— Merde, dit Camille. Une autre attaque.

— Bullshit. Ce n’est pas ça qui va calmer la grosse.

— Suzanne.

— Suzanne.

— Il aurait mieux valu que ça tombe ailleurs.

— C’est le loup qui choisit, dit Lawrence. Pas le hasard.

— Il choisit ?

— Sûr. Tâtonne au début, et trouve. Accès facile, bergerie isolée, chiens à la laisse. Alors il revient. Et reviendra. S’il prend des habitudes, ça aidera pour le coincer.

Lawrence posa les casques et les gants sur la moto.

— On y va, dit-il. Vérifier les blessures. Si c’est les mêmes.

Lawrence secoua ses longs cheveux blonds, comme un animal qui se réveille, ce qu’il faisait souvent en cas de difficulté. Camille enfonça ses poings dans les poches de son pantalon. Le chemin sentait le thym et le basilic et, pensait Camille, le sang. Lawrence trouvait que ça sentait surtout et toujours le suint de mouton et la pisse fermentée.

Ils serrèrent la main du gendarme moyen, qui avait l’air hagard et dépassé.

— On peut voir les blessures ? demanda Lawrence.

Le gendarme haussa les épaules.

— Faut toucher à rien, dit-il d’une voix mécanique. Faut toucher à rien.

En même temps, il leur fit signe d’une main fatiguée qu’ils pouvaient y aller.

— Attention, c’est moche, leur dit-il. C’est moche.

— Bien sûr c’est moche, dit Lawrence.

— Vous veniez pour les raisins ? demanda-t-il en regardant le bocal vide qui pendait à la main de Camille.

— Un peu, dit Camille.

— Ben c’est pas le jour. C’est pas le jour.

Camille se demanda pourquoi le gendarme répétait tout deux fois. Ça devait prendre beaucoup de temps de dire tout en double, la moitié de la journée, mine de rien. Tandis que Lawrence, qui ne prononçait qu’un tiers des phrases, économisait énormément de temps. À moins qu’il ne le perde, c’était un point de vue qui se défendait. La mère de Camille disait que le temps perdu était du temps gagné.

Elle tourna le regard vers la bergerie, mais ce matin, ni Soliman ni le Veilleux n’encadrait la porte. Lawrence l’avait déjà précédée quand elle pénétra dans la bergerie. Il se retourna vers elle, blanc comme un drap dans l’ombre, étendant ses deux bras pour l’empêcher d’aller plus loin.

— Avance pas, Camille, souffla-t-il. C’est pas une brebis. Jesus Christ.

Mais Camille avait vu. Suzanne était étendue dans la paille crottée, sur le dos, les bras écartés, la chemise de nuit remontée jusqu’aux genoux. À la gorge, une horrible blessure avait laissé échapper un flot de sang. Camille ferma les yeux et sortit en courant. Elle se heurta au gendarme moyen, qui la retint dans ses bras.