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— Qu’est-ce qui s’est passé ? hurla-t-elle.

— Le loup, dit le gendarme. Le loup.

La tenant par le bras, il l’amena jusqu’au break et l’installa sur le siège avant.

— Moi aussi j’ai de la peine, dit le gendarme. Mais faut pas le dire. C’est pas réglementaire.

— Elle s’en branle du règlement, Suzanne ! cria Camille.

— Je sais, ma petite, je sais.

Il sortit une bouteille du vide-poches de la voiture et la lui tendit maladroitement.

— Je ne veux pas de gnôle, dit Camille en sanglotant. Je veux des raisins. J’étais venue pour les raisins.

— Allons, faites pas l’enfant, faites pas l’enfant.

— Suzanne, gémit Camille. Ma grosse Suzanne.

— Elle a dû entendre la bête, dit le gendarme. Elle a dû monter voir le raffut dans la bergerie. Y a le fusil à côté d’elle. Elle a dû la coincer, et l’animal lui a sauté dessus. Sauté dessus. Elle était trop courageuse, la Suzanne.

— Et le Veilleux ? gronda Camille. Qu’est-ce qu’il foutait, le Veilleux ?

— Faites pas l’enfant, répéta le gendarme. Le Veilleux était sorti. Il lui manquait une bête, un jeune de l’année. Il l’a cherchée une partie de la nuit, et quand il a été trop loin pour revenir, il a dormi dans une pâture. Il est rentré à sept heures et il nous a appelés. Attention, ma petite.

— Attention quoi ? dit Camille en relevant le visage.

— Faut pas insulter le Veilleux dans sa douleur. Faut pas dire « Et le Veilleux ? Et le Veilleux ? Qu’est-ce qu’il foutait le Veilleux ? » ou des âneries de ce genre. Vous n’êtes pas du pays, alors ne dites rien, ne dites rien sans beaucoup réfléchir avant. Suzanne, c’était la Madone du Veilleux, rien de moins. Alors, pas d’âneries. Surtout pas d’âneries.

Impressionnée, Camille hocha la tête, essuya ses larmes d’un revers de main. Le gendarme moyen lui tendit un mouchoir en papier.

— Où est-il ? demanda-t-elle.

— Dans un coin de la bergerie. Il veille.

— Et Soliman ?

Le gendarme secoua la tête, dans un geste d’impuissance.

— Il s’est enfermé dans les toilettes. Dans les toilettes. Il dit qu’il crèvera là. On va nous envoyer une collègue de la psychologie. C’est utile, dans ces cas spéciaux.

— Il a une arme ?

— Non, pas d’arme.

— J’avais réparé la fuite, mercredi dernier, dit Camille d’une voix morne.

— Oui. La fuite. Vous savez comment la Suzanne avait adopté le petit Soliman Melchior ?

— Oui. On m’a déjà raconté l’histoire.

Le gendarme secoua la tête d’un air entendu.

— Le petit, il n’en voulait pas d’autre que la Suzanne. Il a mis sa petite tête là et il s’est arrêté de brailler. C’est ce qu’on raconte. Je n’étais pas là. Je ne suis pas d’ici. Nous, les gendarmes, on n’a jamais le droit d’être d’ici, pour pas s’attacher.

— Je sais, dit Camille.

— Mais on s’attache quand même. La Suzanne, personne ne la…

Le gendarme s’interrompit en voyant revenir Lawrence, sombre, la tête baissée.

— Vous n’avez rien touché au moins ? demanda-t-il.

— Votre collègue ne m’a pas quitté des yeux.

— Alors ?

— Peut-être la même bête. Pas possible d’être sûr.

— Le grand loup ? demanda le gendarme en plissant les yeux, sur la défensive.

Lawrence fit la moue. Il leva la main et écarta le pouce et l’auriculaire.

— Grand. Au moins ça entre la carnassière et la canine. On ne voit pas bien. Une prise à l’épaule et une prise à la gorge. Pas dû avoir le temps de tirer.

Deux voitures remontaient le chemin carrossable en cahotant.

— Voilà le labo, dit le gendarme. Et le médecin derrière.

— Viens, dit Lawrence en posant une main sur l’épaule de Camille et en la secouant doucement. On ne reste pas là.

— Je voudrais parler à Soliman, dit Camille. Il est bouclé dans les toilettes.

— Quand quelqu’un est bouclé dans les toilettes, on ne peut rien en tirer.

— J’y vais quand même. Il est tout seul.

— Je t’attends à la moto.

Camille entra dans la maison sombre et silencieuse, grimpa à l’étage, s’arrêta devant la porte close.

— Sol, appela-t-elle en frappant au battant.

— Allez vous faire foutre, connards ! hurla le jeune homme.

Camille hocha la tête. Soliman reprendrait le flambeau.

— Sol, je n’essaie pas de te faire sortir de là.

— Tire-toi !

— Moi aussi j’ai du chagrin.

— Ton chagrin ne vaut rien ! Il ne vaut rien, t’entends ? T’as même pas le droit d’être là ! T’étais pas sa fille ! Tire-toi ! Bon Dieu, tire-toi !

— Évidemment il ne vaut rien. Suzanne, je l’aimais juste comme ça.

— Ah ! Tu vois ! hurla Soliman.

— Je lui réparais ses tuyaux et en échange je lui prenais ses légumes et sa gnôle. Et toi, je m’en fous si tu ne sors pas des chiottes. On te passera du jambon sous la porte.

— C’est ça ! cria le jeune homme.

— Voilà la situation, Sol. Toi, tu ne sors plus des chiottes. Le Veilleux ne sort plus de la bergerie et Buteil ne sort plus de sa cabane. Plus personne ne sort de nulle part. Les brebis vont toutes crever.

— J’en ai rien à foutre de ces foutues boules de laine ! C’est des débiles !

— Mais le Veilleux est vieux. Non seulement il ne sort plus mais il ne bouge plus et il ne parle plus. Il est raide comme son bâton. Le laisse pas choir ou faudra qu’on l’emmène à l’asile des vieux.

— Je m’en branle !

— Le Veilleux est comme ça parce qu’à l’heure où le loup a attaqué, il était dehors. Il n’a pas pu l’aider.

— Et moi je dormais ! Je dormais !

Camille entendit Soliman exploser en sanglots.

— Suzanne a toujours voulu que tu dormes beaucoup. Tu lui as obéi. Ce n’est pas de ta faute.

— Pourquoi elle ne m’a pas secoué ?

— Parce qu’elle ne voulait pas qu’il t’arrive malheur. Tu étais son prince.

Camille appuya sa main contre la porte.

— C’est ce qu’elle disait, ajouta-t-elle.

Camille remonta vers la bergerie et le gendarme moyen l’arrêta au passage.

— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda-t-il.

— Il pleure, dit-elle d’un ton las. C’est difficile de parler quand quelqu’un est bouclé dans les toilettes.

— Oui, acquiesça le gendarme, comme s’il avait discuté avec des tas de types bouclés dans les toilettes. La psychologie n’arrive pas, dit-il en consultant sa montre. Je ne sais pas ce qu’ils foutent.

— Le médecin ? Qu’est-ce qu’il dit ?

— Comme le trappeur. Qu’elle a été égorgée. Égorgée. Entre trois et quatre heures du matin. On ne peut pas encore bien voir l’empreinte des dents. Faudra nettoyer. Mais il dit que c’est flou, que c’est pas comme si ça plantait dans de l’argile, hein ?

Camille fit oui.

— Le Veilleux est toujours là-dedans ?

— Oui. On a peur qu’il se momifie.

— Vous pouvez toujours dire aux gens de la psychologie d’aller le voir.

Le gendarme secoua franchement la tête.

— Pas la peine, affirma-t-il. Le Veilleux est dur comme un sac de noix. La psychologie sur lui, ce serait comme pisser sur les arbres.