— Ah bon, dit Camille. Est-ce que ça vous ennuierait de me dire votre nom ?
— Lemirail. Justin Lemirail.
— Merci, dit Camille qui reprit son chemin, les bras pendants.
Elle rejoignit Lawrence à la moto, mit son casque en silence.
— Je ne sais plus où j’ai foutu le bocal, murmura-t-elle.
— Je crois que ce n’est pas grave, dit Lawrence.
Camille hocha la tête, enfourcha la moto et serra le Canadien autour du ventre.
X
Lawrence arrêta la moto devant la maison, et attendit sans bouger que Camille en descende.
— Tu ne viens pas ? demanda-t-elle. On va faire du café, non ?
Lawrence secoua la tête, les mains serrées sur le guidon.
— Tu retournes tout de suite dans le Massif ? Tu veux chercher cette saleté de loup ?
Lawrence hésita, ôta son casque, secoua ses cheveux.
— Vais voir Massart, dit-il.
— Massart ? À cette heure-là ?
— Il est déjà neuf heures, dit Lawrence en consultant sa montre.
— Je ne pige pas, dit Camille. Qu’est-ce que tu veux à ce type ?
Lawrence fit la moue.
— Je ne comprends pas que le loup ait attaqué, dit-il.
— Eh bien, il l’a fait quand même.
— Le loup a peur de l’homme, continua Lawrence. Il ne l’affronte pas.
— Bon. Il l’a affronté.
— Suzanne était grosse, imposante, gueularde. Déterminée et armée. Il aurait fallu qu’elle l’accule.
— Et bon, c’est ce qu’elle a fait, Lawrence. Elle l’a acculé. Tout le monde sait qu’un loup acculé attaque.
— C’est bien ce qui me tracasse. La grosse en connaissait un rayon. Aurait pas pris le risque d’acculer un loup. Serait passée par-derrière, aurait glissé le fusil par une des fenêtres crevées, et aurait tiré. Voilà ce qu’aurait fait la grosse. Mais entrer dans la bergerie et coincer la bête, God, je ne peux pas me figurer ça.
Camille fronça les sourcils.
— Explique-toi, dit-elle.
— Pas envie. Pas sûr de moi.
— Explique-toi quand même.
— Bullshit. Suzanne a accusé Massart et Suzanne est morte. A bien pu aller voir Massart et lui débiter toute sa salade de loup-garou. N’avait peur de rien.
— Et après, Lawrence ? Puisque Massart n’est pas un loup-garou ? Qu’est-ce qu’il aurait fait ? Il aurait rigolé, non ?
— Pas forcément rigolé.
— Massart a déjà mauvaise réputation et les gosses le fuient. Qu’est-ce qu’il a à faire des révélations de Suzanne ? On raconte déjà qu’il est glabre, impuissant, pédé, cinglé et je ne sais quoi. Loup-garou, qu’est-ce que ça peut lui foutre ? Il est de taille à en supporter d’autres.
— God. Tu ne comprends pas.
— Eh bien explique-toi mieux. Ce n’est pas le moment de bouffer les phrases.
— Massart en a rien à faire des racontars. All right. Mais suppose que la grosse ait eu raison ? Que ce soit Massart qui ait égorgé les brebis ?
— Déraille pas, Lawrence. Tu as dit que tu n’y croyais pas.
— Pas au loup-garou. Non.
— Tu oublies les blessures, bon sang. Ce ne sont pas les dents de Massart, si ?
— Non.
— Ah. Tu vois.
— Mais Massart a un chien. Un très grand chien.
Camille tressaillit. Elle avait aperçu le chien sur la place, une haute bête tachetée remarquable, dont la tête massive arrivait à la ceinture de l’homme.
— Un dogue allemand, dit Lawrence. Le plus grand des chiens. Le seul qui puisse égaler ou dépasser la taille d’un loup mâle.
Camille posa sa botte sur le cale-pied de la moto, soupira.
— Pourquoi pas juste un loup, Lawrence ? demanda-t-elle doucement. Un vieux loup tout simple ? Pourquoi pas Crassus le Pelé ? Tu le cherchais hier encore.
— Parce que la grosse lui aurait tiré dans le cul. Par la fenêtre. Je vais voir Massart.
— Pourquoi pas Lemirail ?
— Qui est Lemirail ?
— Le gendarme moyen.
— God. Trop tôt. On va juste causer, Massart et moi.
Lawrence lança la moto et disparut dans la pente.
Il ne revint qu’à l’heure du déjeuner. Camille, un peu assommée, avait posé sans faim sur la table du pain et des tomates et mangeait en feuilletant le journal de la veille sans le voir. Même le Catalogue de l’Outillage Professionnel n’aurait rien pu faire pour elle aujourd’hui. Lawrence entra sans dire un mot, posa son casque et ses gants sur une chaise, jeta un œil sur la table, ajouta du jambon, du fromage et des pommes, et s’assit. Camille n’essaya pas, comme elle le faisait toujours, de donner le coup d’envoi à la conversation. Si bien que Lawrence mangea en silence, secouant ses cheveux de temps à autre, lui adressant de vagues coups d’œil étonnés. Camille se demanda ce qu’il adviendrait d’eux si elle ne prenait pas l’initiative de la parole. Peut-être qu’ils resteraient assis à cette table quarante années à manger des tomates en silence, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui meure. Peut-être. La perspective n’avait pas l’air de déranger Lawrence. Camille céda après vingt minutes.
— Tu l’as vu ?
— A disparu.
— Pourquoi « disparu » ? Le gars a le droit d’aller faire un tour.
— Oui.
— Le chien était là ?
— Non.
— Tu vois. Il a été faire un tour. Et puis c’est dimanche.
Lawrence leva le menton.
— Paraît qu’il va à la messe de sept heures tous les dimanches, dit Camille, dans un autre village.
— Serait rentré. J’ai parcouru tous les environs de sa baraque pendant deux heures. L’ai pas vu.
— Elle est grande, la montagne.
— Suis repassé aux Écarts. Soliman est sorti des toilettes.
— La psychologue ?
Lawrence acquiesça.
— Il ne va pas bien, dit-il. Le médecin lui a donné des calmants. Il dort.
— Le Veilleux ?
— Paraît qu’il a bougé.
— Bon.
— D’un mètre.
Camille soupira, arracha un morceau de pain, le mâchonna distraitement.
— Tu le trouves comment, toi, le Veilleux ? demanda-t-elle.
— Chiant.
— Ah. Je le trouve plutôt impressionnant.
— Les gars impressionnants sont toujours chiants.
— C’est possible, admit Camille.
— Retournerai voir Massart ce soir, à l’heure du dîner. Peux pas le manquer.
Mais Lawrence ne trouva pas Massart à sa cabane le soir. Il attendit plus d’une heure et demie appuyé contre sa porte, regardant la nuit tomber sur la montagne. Lawrence savait attendre comme personne. Il lui était arrivé de planquer plus de vingt heures sur le passage d’un ours. Quand l’obscurité fut complète, il reprit la direction du village.
— Suis inquiet, dit-il à Camille.
— Tu t’énerves sur ce type. Personne ne connaît ses habitudes. Il fait chaud. Il passe peut-être ses journées libres dans la montagne.
Lawrence fit la moue.
— Il bosse demain. Devrait être revenu.
— Ne t’énerve pas sur ce type.
— Trois possibilités, dit Lawrence en étendant trois doigts. Massart est innocent comme la brebis. Il est parti en montagne et il s’est paumé. Il dort contre une souche d’arbre. Ou il a mis le pied dans un piège. Ou il est tombé dans une ravine. Même les loups tombent dans les ravines. Ou bien…
Lawrence retomba dans un long silence. Camille lui secoua le genou, comme on bouge une lampe pour rétablir le contact. Cela fonctionna.