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— Ou bien Massart est toujours innocent. Mais Suzanne est venue lui parler. Ce matin, il apprend sa mort. Il prend peur. Si tout le village lui tombe dessus ? Si la grosse a parlé aux autres ? Il a peur qu’on lui ouvre le bide depuis la gorge jusqu’aux couilles. Et il s’enfuit, avec son chien.

— Je n’y crois pas, dit Camille.

— Ou enfin Massart est un tueur. C’est lui qui a égorgé les brebis, avec son dogue. Puis il a égorgé Suzanne. Mais Suzanne a pu parler à d’autres — moi par exemple. Alors il file. Il est en cavale. Et il est fou, il est sanguinaire, et il tue avec les crocs de son monstre.

— Je n’y crois pas non plus. Tout cela parce que ce pauvre type n’a pas de poils. Tout cela parce qu’il est moche et seul. Déjà qu’il ne doit pas s’amuser, tout seul là-haut sans un poil.

— Non, interrompit Lawrence. Tout cela parce que la grosse avait de la jugeote et que la grosse n’aurait pas acculé un loup. Tout cela aussi parce que Massart a disparu. J’y retourne demain à l’aube. Avant qu’il ne file à Digne.

— Je t’en prie. Laisse ce type en paix.

Lawrence prit la main de Camille dans la sienne.

— Tu es toujours pour tout le monde, dit-il avec un sourire.

— Oui.

— Le monde n’est pas comme ça.

— Si. Non. Je m’en fous. Laisse Massart. Il n’a rien fait.

— Tu n’en sais rien, Camille.

— Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux chercher Crassus ?

— Justement. C’est peut-être lui qui a Crassus.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’il l’a tué ?

— Non. Apprivoisé.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Personne n’a vu Crassus depuis presque deux ans. Doit être quelque part. C’était encore un louvart quand ils l’ont perdu de vue. Apprivoisable. Apprivoisable par un type qui ne craint pas les dogues allemands.

— Et où l’aurait-il planqué ?

— Dans la baraque en bois où il loge le chien. Personne ne s’approche de Massart, et encore moins de la cabane du dogue. Aucun danger d’être repéré.

— Et comment l’aurait-il nourri ? Ça dévore, un loup. Ça se remarque.

— Son chien mange déjà comme dix. N’oublie pas : Massart fait ses courses à Digne. Presque l’anonymat. Il peut chasser aussi. Et il travaille aux abattoirs. A pu élever Crassus sans courir aucun risque.

— Pour quoi faire, un loup ?

— Pour quoi faire, un dogue ? Pour la puissance, pour la revanche. Et pour la différence. Ai connu un taré qui avait élevé une femelle grizzli. Eh bien ce gars se croyait maître du monde. Ça donne de l’énergie, un grizzli à soi. Ça enivre.

— Un loup aussi ?

— Aussi. Surtout s’il ressemble à Crassus. C’est peut-être avec lui qu’il tue.

Camille médita les trois théories de Lawrence. Celle de Crassus attaquant à la nuit sous les ordres de Massart lui faisait froid dans le dos.

— Non, dit-elle. Massart est coincé dans un piège. Il y a des gars qui en installent plein la montagne.

— Possible que tu aies raison, dit soudain Lawrence en secouant ses cheveux. La grosse m’a peut-être rendu cinglé, l’autre soir. Faut croire qu’elle était hors d’elle et qu’elle a acculé le loup. Et que le loup lui a sauté dessus. Et Massart est dans la montagne. Mais ça laisse une question : où est Crassus le Pelé ?

XI

En ce dimanche 21 juin, il pleuvait à seaux sur Paris. Cela durait comme ça depuis le matin. Jean-Baptiste Adamsberg, posté devant la fenêtre de sa chambre, au cinquième étage d’un immeuble du Marais vétuste dont la façade penchait dangereusement vers la rue, regardait la flotte dévaler la pente des caniveaux, emporter les détritus. Certains résistaient avec opiniâtreté quand d’autres se laissaient prendre sans un mouvement de défense. C’est l’injustice de la vie, même dans le monde méconnu des détritus. Certains tenaient le coup, d’autres pas.

Lui tenait le coup depuis maintenant cinq semaines. Ce n’était pas l’eau qui voulait l’emporter, c’étaient trois filles qui voulaient sa peau. Une fille surtout, une longue rousse efflanquée d’à peine vingt-cinq ans, camée, mais pas toujours, escortée de deux esclaves, deux gosses de vingt ans hypnotisées qui lui obéissaient comme deux ombres maigres, résolues, pitoyables. Seule la rousse était réellement dangereuse. Il y a dix jours, elle lui avait tiré dessus en pleine rue, deux centimètres au-dessus de l’épaule gauche. Un jour ou l’autre, elle lui logerait une bonne petite balle dans le bide. C’était son idée fixe, à cette fille. Elle le lui avait annoncé au téléphone à plusieurs reprises, d’une voix sourde et rageuse. Une bonne petite balle dans le bide, la même qu’il avait logée il y a six semaines dans le ventre du chef, le type qu’on appelait Dick D., mais qui se nommait simplement Jérôme Lantin.

Sous ce nom plus impérieux, Dick D. avait mis sous ses ordres une troupe minable et servile, quelques gars et filles qui tenaient à peine debout, censés lui tenir lieu de gardes du corps. Dick était une brute plutôt redoutable, un dealer aux méthodes radicales, capable de plier un type entre ses doigts, un homme gras et compact, assez intelligent pour mener son affaire, pas assez pour saisir que les autres existaient. Il se serrait les poignets dans des bracelets à pointes et les cuisses dans des pantalons de cuir. On pouvait supposer que le D. était mis là pour Dictateur, Divin ou Démon. Par quelque coup du destin assez moche, la fille rousse s’était soumise corps et âme à Dick D. Il était son revendeur, son homme, son dieu, son bourreau et son protecteur. C’était lui que le commissaire Adamsberg avait démoli à deux heures du matin, dans une cave.

Un assaut sanglant était déjà engagé entre la bande de Dick D. et celle d’Oberkampf quand les flics avaient enfoncé la porte, armes aux poings. Les types n’étaient pas des marrants, tous outillés jusqu’aux dents. Dick avait visé un flic, Adamsberg l’avait pointé aux jambes. Un crétin avait alors balancé sur le commissaire une table de bar en fonte qui avait éjecté Adamsberg à trois mètres en arrière et la balle de son automatique à quatre mètres en avant, dans le bide de Dick D.

Au final, un mort et quatre blessés, dont deux chez les flics.

Depuis, le commissaire Adamsberg vivait avec un homme sur la conscience et une fille sur le dos. C’était la première fois en vingt-cinq années de maison qu’il abattait un homme. Il avait certes bousillé des bras, des jambes, des pieds, pour pouvoir conserver les siens, mais jamais un type au complet. Bien sûr c’était un accident. Bien sûr c’était la table en fonte qu’avait lancée l’autre abruti. Bien sûr Dick le Dingue, le Dément, le Disgracieux, les aurait mitraillés comme des rats et c’était un salaud. Bien sûr c’était un accident, mais fatal.

Et maintenant, la fille était après lui. Toute la maigre bande s’était dispersée après la mort de Dick, sauf cette femme vengeresse et les deux crampons qu’elle halait derrière elle. La femme vengeresse possédait une importante artillerie récupérée des décombres de la troupe, mais on n’avait pas encore pu localiser son terrier. Et chaque fois qu’on l’avait arrêtée, en planque sur l’un des trajets d’Adamsberg, elle s’était défaite de son arme avant qu’on la saisisse en flagrant délit. Elle planquait toujours contre une poubelle, les mains dans le dos. Quand les flics étaient sur elle, le flingue était déjà ailleurs. Situation grotesque mais pas moyen de l’inculper. Adamsberg d’ailleurs freinait ses collègues. Ça ne servait à rien de l’arrêter. Elle sortirait et elle tirerait, un jour ou l’autre. Qu’on la laisse donc dehors et qu’elle tire, bon sang. On verrait bien qui, d’elle ou de lui, l’emporterait. Et au fond, cette femme vengeresse qui voulait sa vie le lavait de sa faute. Non qu’il ait décidé de se laisser descendre. Mais cette longue traque, jour après jour, le brossait, le récurait.