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Adamsberg l’observa, debout, ruisselante, appuyée contre la porte de l’immeuble d’en face. Parfois elle se planquait, parfois même elle se grimait ou se déguisait franchement, comme dans un conte. Il ne savait pas, quand elle se montrait ainsi à visage découvert, si elle était ou non armée. Elle le surveillait souvent de la sorte, sans se cacher, pour l’épuiser nerveusement, pensait-il.

Mais Adamsberg n’avait pas de nerfs. Il ne savait pas ce que c’était que de se contracter, de s’agiter, de se tendre, pas plus d’ailleurs que de se détendre. Sa nonchalance naturelle le maintenait dans un rythme toujours égal, toujours lent, au bord du détachement. Il était ainsi difficile de savoir si le commissaire s’intéressait à tel truc ou bien s’il s’en foutait tout à fait. Il fallait demander. Et c’était plus par indolence que par courage qu’Adamsberg connaissait à peine la peur.

Cette constance avait des effets lénifiants sur les autres, presque mystérieux, et produisait des miracles incontestables aux interrogatoires. En même temps, elle avait quelque chose d’irritant, d’injuste et d’offensant. Ceux qui, comme l’inspecteur Danglard, encaissaient de plein fouet toutes les secousses de l’existence, grandes ou misérables, comme on se tale les fesses sur la selle d’un vélo, désespéraient de parvenir un jour à faire réagir Adamsberg. Réagir, ce n’est pas le bout du monde, tout de même.

La fille rousse, qui s’appelait Sabrina Monge, ne savait rien des capacités d’absorption insolites du commissaire. Elle ne savait pas non plus que, depuis les premiers jours de sa traque, les flics avaient aménagé une issue par le réseau des caves, qui menait Adamsberg deux rues derrière. Elle ne savait pas enfin qu’il avait un plan précis la concernant et qu’il bossait dessus assez dur.

Adamsberg lui jeta un dernier coup d’œil avant de sortir. Sabrina lui faisait parfois pitié mais Sabrina était une tueuse aussi redoutable que, pensait-il, éphémère.

Il se dirigea d’un pas tranquille vers un bar qu’il avait découvert deux ans plus tôt à six cents mètres de chez lui, et qui constituait à ses yeux une sorte de perfection. C’était un pub irlandais en briques qui s’appelait Les Eaux Noires de Dublin, et où régnait un vacarme considérable. Le commissaire Adamsberg aimait la solitude, où il laissait dériver ses pensées vers le large, mais il aimait aussi les gens, les mouvements des gens, et il se nourrissait comme un moustique de leur présence autour de lui. Le seul truc embarrassant avec les gens était qu’ils parlaient sans relâche, si bien que leurs conversations venaient constamment déranger l’esprit du commissaire dans son vagabondage. Force était donc de reculer mais reculer signifiait renouer avec cette solitude qu’il aurait voulu égarer quelques heures.

Les Eaux Noires de Dublin avaient fourni une excellente solution à son dilemme, le bar n’étant fréquenté que par des Irlandais buveurs et gueulards, et qui parlaient, pour Adamsberg, une langue hermétique. Le commissaire pensait parfois être l’un des derniers types de la planète à ne pas connaître un mot d’anglais. Cette ignorance archaïque lui permettait de se couler avec bonheur dans les Eaux Noires, jouissant du torrent vital sans que celui-ci ne le perturbe d’aucune manière. Dans ce refuge précieux, Adamsberg venait griffonner de longues heures, attendant sans lever un doigt que des idées affleurent à la surface de son esprit.

C’est ainsi qu’Adamsberg cherchait des idées : il les attendait, tout simplement. Quand l’une d’elles venait surnager sous ses yeux, tel un poisson mort remontant sur la crête des eaux, il la ramassait et l’examinait, voir s’il avait besoin de cet article en ce moment, voir si ça présentait de l’intérêt. Adamsberg ne réfléchissait jamais, il se contentait de rêver, puis de trier la récolte, comme on voit ces pêcheurs à l’épuisette fouiller d’une main lourde dans le fond de leur filet, cherchant des doigts la crevette au milieu des cailloux, des algues, des coquilles et du sable. Il y avait pas mal de cailloux et d’algues dans les pensées d’Adamsberg et il n’était pas rare qu’il s’y emmêlât. Il devait beaucoup jeter, beaucoup éliminer. Il avait conscience que son esprit lui servait un conglomérat confus de pensées inégales et que cela ne fonctionnait pas forcément de même pour tous les autres hommes. Il avait remarqué qu’entre ses pensées et celles de son adjoint Danglard existait la même différence qu’entre ce fond d’épuisette plein de fatras et l’étal ordonné d’un poissonnier. Qu’est-ce qu’il y pouvait ? Au bout du compte, il finissait par en sortir quelque chose, si on voulait bien attendre. C’était ainsi qu’Adamsberg utilisait son cerveau, comme une vaste mer nourricière en qui l’on a placé sa confiance mais qu’on a depuis longtemps renoncé à domestiquer.

Il estima, en poussant la porte des Eaux Noires de Dublin, qu’il devait être pas loin de huit heures. Le commissaire ne portait pas de montre et s’arrangeait avec son horloge intérieure qui était fiable à dix minutes près, parfois moins, jamais plus. Il flottait dans le bar cette lourde odeur acide de la Guinness, ou de dégueulis de Guinness, qu’il avait appris à aimer et que le grand ventilateur du plafond n’avait jamais chassée. Les tables en bois verni collaient aux bras, poisseuses de bière renversée et vite épongée. Adamsberg posa sur l’une d’elles son carnet à spirale, pour marquer sa place, et accrocha sans soin sa veste au dossier de sa chaise. C’était la meilleure table, placée sous une immense enseigne où étaient peints gauchement trois châteaux forts d’argent dévorés par les flammes et qui représentaient, lui avait-on expliqué, les armes de la cité gaélique de Dublin.

Il passa sa commande à Enid, une serveuse blonde toute en force qui résistait à la Guinness comme personne, et demanda la faveur de jeter un œil aux informations de huit heures. On savait ici qu’il était flic et on lui concédait, quand besoin était, le droit d’utiliser l’appareil coincé sous le bar. Adamsberg s’agenouilla et alluma le poste.

— Il y a du grabuge ? lui demanda Enid, avec un accent irlandais très costaud.

— C’est un loup qui mange des moutons, mais très loin d’ici.

— En quoi ça vous concerne ?

— Je ne sais pas.

« Je ne sais pas » était une des réponses les plus usuelles d’Adamsberg. Ce n’était pas par flemme ou par distraction qu’il y recourait mais parce qu’il ignorait réellement la bonne réponse et qu’il le disait. Cette ignorance passive fascinait et irritait son adjoint Danglard, qui n’admettait pas qu’on puisse agir avec pertinence en toute méconnaissance de cause. Au contraire, ce flottement était l’élément le plus naturel d’Adamsberg, et le plus productif.

Enid était repartie servir en salle, les bras chargés d’assiettes, et Adamsberg se concentra sur le bulletin qui commençait. Il avait mis la télé à fond car dans le fracas des Eaux Noires il n’y avait pas d’autre moyen pour percevoir la voix du présentateur. Depuis jeudi, il avait suivi les informations tous les soirs mais on n’avait plus évoqué le loup du Mercantour. C’était fini. Et cet épilogue brutal le surprenait. Il était convaincu que cette fin n’était qu’une courte trêve, que l’histoire allait continuer, pas très marrante, et comme poussée par une fatale nécessité. Pourquoi, il ne le savait pas. Et pourquoi ça l’intéressait, il ne le savait pas non plus. C’est ce qu’il avait dit à Enid.

Il ne fut donc qu’à moitié surpris en voyant apparaître la place à présent familière du village de Saint-Victor-du-Mont. Il colla son visage à l’écran pour entendre. Cinq minutes plus tard, il se relevait, un peu sonné. Était-ce cela qu’il était venu chercher ? La mort d’une femme, égorgée dans sa bergerie ? Et n’était-ce pas cela qu’il avait attendu toute la semaine, tout au fond de lui-même ? Dans ces seuls instants, quand la réalité venait absurdement rejoindre ses plus obscures expectatives, Adamsberg chancelait et se faisait presque peur. Le fond de lui-même ne lui avait jamais inspiré tout à fait confiance. Il s’en défiait, comme du fond calciné de la marmite d’un sorcier.