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— Merde, dit Lawrence. Bullshit. Ceci est une affaire sérieuse.

— Fort bien. Présentez et argumentez votre accusation.

— God. Je pense que Suzanne n’a pas été tuée par un loup parce qu’elle n’aurait pas acculé un loup. Je pense que Massart n’est pas perdu en montagne mais qu’il est en cavale. Je pense que Massart n’est pas un loup-garou mais un aliéné sans poils qui tue les brebis avec son chien ou avec Crassus le Pelé.

— Qui est ce Crassus le Pelé ?

— Un très grand loup qu’on a perdu de vue depuis deux ans. Je pense que Massart l’a capturé tout jeune et qu’il l’a apprivoisé. Je pense que la folie meurtrière de Massart s’est débridée avec l’arrivée des loups dans le Mercantour. Je pense qu’il a domestiqué le loup et qu’il l’a dressé à l’attaque. Je pense qu’à présent qu’il a fait égorger une femme, les vannes sont ouvertes. Je pense qu’il peut tuer d’autres gens, des femmes surtout. Je pense que le loup Crassus est d’une taille exceptionnelle et qu’il est dangereux. Je pense qu’il faut interrompre les recherches sur le mont Vence et chercher Massart vers le nord, à partir de La Castille où il était cette nuit.

Lawrence s’arrêta, souffla. Ça faisait beaucoup de phrases. Lemirail tapait vite.

— Et moi je crois, dit l’adjudant d’un ton toujours conciliant, que les choses sont plus simples. On a déjà assez à faire ici avec les loups pour ne pas s’inventer des dompteurs de loups. Ici, monsieur Johnstone, on n’aime pas les loups. Ici, on ne tue pas les brebis.

— Massart les tue, à l’abattoir.

— Vous confondez tuer et abattre. Vous ne croyez pas à la mort accidentelle de Suzanne Rosselin, mais moi oui. La femme Rosselin était de ces individus à provoquer un loup sans se soucier des comment dirais-je conséquences. Elle était aussi individu à adhérer à n’importe quelle légende. Vous ne croyez pas que Massart se soit perdu en montagne et moi je dis que vous ne connaissez pas le pays. En quinze années, trois individus expérimentés ont péri dans la région, par chute accidentelle. L’un d’eux n’a jamais été retrouvé. On a procédé à la fouille du domicile de Massart : il y manque ses chaussures de marche, son bâton, son sac à dos, son fusil, sa cartouchière et sa comment dirais-je veste de chasse. Il n’a pas emporté de vêtements de rechange, ni de trousse de toilette. Cela signifie, monsieur Johnstone, que l’individu Massart n’est pas parti en cavale, ainsi que vous le suggérez, mais qu’il est parti en comment dirais-je excursion pour la journée de dimanche. Peut-être même à la chasse.

— Un homme en cavale n’emporte pas toujours sa brosse à dents, coupa Lawrence. Ce n’est pas un voyage d’agrément. Est-ce qu’il y avait de l’argent dans la maison ?

— Non.

— Pourquoi aurait-il emporté son argent pour une partie de chasse ?

— Rien ne dit qu’il avait du liquide chez lui. Rien ne dit qu’il en a emporté.

— Et le dogue ?

— Le dogue suivait son maître et il a glissé avec lui dans une ravine. Ou le dogue a glissé et le maître a tenté de le sauver.

— Bullshit, admettons, dit Lawrence. Et Crassus ? Comment ce loup aurait-il disparu, si jeune, du Mercantour ? Il n’a été repéré nulle part.

— Crassus est sûrement mort de sa belle mort et son squelette blanchit quelque part dans les forêts du Parc.

— God, dit Lawrence. Admettons.

— Vous vous êtes un peu monté la tête, monsieur Johnstone. Je ne sais pas comment les choses se passent dans votre comment dirais-je pays, mais ici, sachez-le, il n’y a que quatre sources de violence criminelle, pouvant ou non entraîner la mort de l’individu : la trahison conjugale, le déchirement à l’héritage, l’abus d’alcool et le procès de mitoyenneté. Mais des dresseurs de loups, des égorgeurs de femme, non, monsieur Johnstone. Quelle est exactement votre profession, dans votre pays ?

— Grizzlis, dit Lawrence entre ses dents. J’étudie les grizzlis.

— Vous voulez dire que vous vivez avec ces comment dirais-je ours ?

— God. Yes.

— Un travail d’équipe, en somme ?

— Non. La plupart du temps, je suis seul.

L’adjudant prit cet air qui signifiait « Je comprends mieux, mon pauvre vieux, comment vous pouvez dérailler à ce point ». Lawrence, exaspéré, sortit de sa veste la carte routière de Massart et la déplia sur le bureau.

— Voici, mon adjudant, commença-t-il en appuyant sur les mots, une carte que j’ai prise dans la maison de Massart hier matin.

— Vous êtes-vous volontairement introduit dans le domicile d’Auguste Massart en son absence ?

— La porte n’était pas fermée. Je m’inquiétais. Aurait pu être mort dans son lit. Assistance à personne en danger. J’ai un témoin.

— Et vous avez sciemment dérobé cette carte ?

— Non. Je l’ai regardée et je l’ai empochée par mégarde. C’est ensuite, à la maison, que j’ai vu ces marques.

L’adjudant attira la carte vers lui et l’examina avec attention. Après quelques minutes, il la fit glisser vers Lawrence, sans un commentaire.

— Cinq croix marquent les lieux-dits où ont eu lieu les derniers massacres de brebis, expliqua Lawrence en les indiquant du doigt. Les croix qui indiquent Guillos et La Castille ont été tracées avant les attaques d’hier et de cette nuit.

— Et puis tout un circuit jusqu’en Angleterre, observa l’adjudant.

— Peut-être sa route à suivre pour quitter le pays. L’itinéraire évite tous les grands axes. Il avait songé à cette éventualité.

— Et comment ! ricana l’adjudant en s’appuyant au dossier de sa chaise.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire, monsieur Johnstone, que Massart a une sorte de frère en comment dirais-je Angleterre, qui dirige le plus gros abattoir de Manchester. Vocation de famille. Massart envisageait depuis longtemps de le rejoindre là-bas.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je suis adjudant-chef, monsieur Johnstone, et que c’est de notoriété publique, ici.

— En ce cas, pourquoi partir par les petites routes ?

L’adjudant sourit encore plus.

— C’est fou, monsieur Johnstone, ce qu’il faut vous apprendre. Chez vous, on n’hésite pas à franchir cinq cents kilomètres d’autoroute pour aller boire une bière. Ici, on ne se déplace pas nécessairement comme une flèche. Pendant vingt ans, Massart a tourné dans toute la France, rempailleur ambulant sur les marchés, une journée ici, une journée là. Il connaît un tas de villages et un tas de monde. La petite route, c’est sa première famille.

— Pourquoi l’a-t-il quittée ?

— Il voulait rentrer au pays. Il a trouvé ce travail aux abattoirs et il est revenu il y a six ans. On ne peut pas dire d’ailleurs que le village lui ait fait fête. Ici, la haine des Massart est tenace. Cela doit dater d’une vieille et moche histoire avec son comment dirais-je père, ou grand-père, je ne pourrais pas affirmer.

Lawrence secoua la tête, pour signifier son impatience.

— Les croix ? demanda-t-il.

— Tout ce rectangle, dit l’adjudant en souriant à nouveau et en tapant la carte du bout du doigt, entre le Massif, la nationale, les Gorges de Daluis et la Tinée, c’est le secteur de ramassage de Massart pour les abattoirs de Digne. À Saint-Victor, Pierrefort, Guillos, Ventebrune, La Castille, sont implantées les plus importantes bergeries fournisseuses. Voilà pour vos « marques ».

Lawrence replia sa carte sans un mot.

— C’est l’ignorance, monsieur Johnstone, qui est cause des plus folles pensées.

Lawrence empocha la carte, ramassa ses papiers.