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Adamsberg prononçait « Laurence », il n’avait jamais pu reproduire un son anglais.

— Il n’est pas garde, dit Camille, sur la défensive. C’est un type en mission de reportage et d’étude.

— Oui. Eh bien cet homme, ce Canadien.

— Eh bien quoi ?

— Eh bien parle-m’en.

— C’est un Canadien. Un type en mission de reportage et d’étude.

— Oui, tu m’as déjà dit ça. Parle-m’en.

— Pourquoi faudrait-il en parler ?

— J’ai besoin de bien saisir le contexte.

— C’est un Canadien. Je n’ai pas grand-chose d’autre à dire sur lui.

— Ce n’est pas un grand type taillé pour l’aventure ? Un beau type, un beau type taillé avec des cheveux longs et blonds ?

— Oui, dit Camille avec méfiance. Comment sais-tu cela aussi ?

— Tous les Canadiens sont ainsi. Non ?

— Peut-être.

— Alors parle-m’en.

Camille regarda Adamsberg qui l’observait calmement, un peu souriant.

— Tu veux bien saisir le contexte, c’est ça ? demanda-t-elle.

— C’est ça.

— Tu veux savoir si je couche avec lui, par exemple ?

— Oui. Je veux savoir si tu couches avec lui, par exemple.

— Est-ce que cela te concerne ?

— Non. Les loups non plus ne me concernent pas. Ni les assassins. Ni les flics. Ni rien ni personne. Cette branche de saule, peut-être, dit-il en effleurant la baguette de bois placée entre eux deux. Et moi, de temps à autre.

— Bien, dit Camille en soupirant. Je vis avec lui.

— On comprend mieux comme ça, dit Adamsberg.

Il se leva, ramassa la branche de saule et fit quelques pas dans la clairière.

— Où t’es-tu garée ? demanda-t-il.

— Au camping de la Brèvalte, à l’entrée d’Avignon.

— Tu te sens prête à rouler ce soir jusqu’à Sautrey ?

Camille acquiesça.

Adamsberg reprit sa marche lente. Cette nuit, à cinq heures du matin, l’assassin de la rue Gay-Lussac avait rompu ses digues, libérant un flot d’aveux. Restait à dicter le rapport, appeler Danglard, appeler la P.J. Passer à l’hôtel, appeler le Parquet de Grenoble, appeler Villard-de-Lans. Il connaissait le capitaine de gendarmerie de Villard-de-Lans. Adamsberg s’arrêta, chercha son nom. Montvailland, Maurice Montvailland. Un type terriblement logique.

Il compta sur ses doigts, alla jusqu’à la rive récupérer son pistolet, le rengaina dans le holster, enfila ses chaussures.

— Vers huit heures trente ce soir, dit-il. Vous m’attendrez ?

Camille fit un signe de tête et se leva à son tour.

— Tu pars avec nous ? demanda-t-elle. Jusqu’à Sautrey ?

— Jusqu’à Sautrey ou ailleurs. Je dois remonter sur Paris, j’en ai terminé pour Avignon. Rien ne m’empêche de passer par Sautrey, n’est-ce pas ? C’est comment ?

— Brumeux.

— Bon. On s’arrangera.

— Pourquoi viens-tu ? demanda Camille.

— Je dois dire la vérité ?

— Si possible.

— Parce que je préfère rester à couvert en ce moment, à cause de cette fille à mes trousses. J’attends un renseignement.

Camille hocha la tête.

— Parce que ce loup m’intéresse, continua-t-il.

Adamsberg marqua une pause.

— Et parce que tu me l’as demandé.

XXVI

À partir de vingt heures, Soliman et le Veilleux s’étaient postés à l’arrière du camion pour guetter l’arrivée du flic doué. Ils avaient manqué être refoulés à l’entrée du camping de la Brèvalte, tant la bétaillère faisait contraste au milieu des tentes et des caravanes blanches. Ils s’étaient installés à l’écart, pour que personne ne vienne se plaindre de l’odeur.

Soliman avait passé l’après-midi à se doucher, se raser, à sillonner Avignon en mobylette, à recharger le portable et à rapporter toutes sortes de marchandises essentielles ou futiles. Le Veilleux n’avait pas ce problème de mobilité et d’action. Voir dix hommes, c’est en voir cent mille. Rester en poste devant le camion, les poings plantés sur son bâton, à observer le monde remuer avec un vague mépris, Interlock vautré sur ses pieds, semblait suffire, non pas à son bonheur, mais à son calme. Alors que Soliman devenait chaque heure plus curieux, plus vorace. L’agitation d’Avignon le captivait. Cet intérêt nouveau pour une chose autre que les Écarts, cette tendance à la fugue, ce plaisir à disparaître avec la mobylette, de jour ou de nuit, alarmaient le Veilleux. Plus tôt on aurait mis la main sur le vampire, plus tôt on lui aurait ouvert le bide et plus tôt Soliman rentrerait se calmer à la bergerie.

Un peu plus loin, assise à l’ombre sur un tabouret de toile, Camille achevait de dîner, avalant à la cuiller à soupe une portion de riz mouillé à l’huile d’olive. Elle aussi attendait Adamsberg, sans plaisir et sans ennui. Le revoir avait été moins harassant qu’elle ne l’avait craint. Et le convaincre ne lui avait coûté aucun effort. Il avait paru prêt à s’occuper de cette affaire de loup avant même qu’elle n’en parle. Il l’avait devancée comme s’il l’avait toujours attendue, pieds nus, sur ce bord du Rhône. Soliman, lui, surveillait l’apparition du flic avec une sorte de ferveur, ne lâchant pas des yeux l’entrée du camping, tandis que le Veilleux, silencieux, restait sur ses gardes.

Adamsberg les rejoignit à l’heure dite, au volant d’une voiture de fonction en limite d’âge. Peu de mots furent échangés, des poignées de main, des présentations brèves. Le commissaire ne sembla pas même remarquer la distance affichée du Veilleux. Les embarras sociaux ne l’avaient jamais affecté. Inapte à se plier aux contraintes collectives, ignorant des principes de déférence et des rituels d’usage, Adamsberg gérait les relations humaines à sa manière un peu nue, exempte de réserve mais aussi de pouvoir. Peu lui importait qui dominait qui, tant qu’on voulait bien le laisser en paix sur son chemin.

La seule chose qu’il demanda fut la carte routière de Massart. Il l’étala sur le sol poussiéreux et l’examina longtemps, l’air vaguement soucieux. Tout était vague chez Adamsberg, et on n’était jamais assuré de lire sur son visage le reflet de la réalité.

— Il est étrange, cet itinéraire, dit-il. Toutes ces petites routes, ces bifurcations. C’est bien compliqué.

— Le type est compliqué, dit Soliman. La folie est compliquée.

— Il voudrait traîner et se faire prendre qu’il n’agirait pas autrement. Alors qu’il pouvait traverser la France en un jour et quitter le pays.

— On ne l’a toujours pas pris, observa Soliman.

— Parce qu’il n’est pas recherché, dit Adamsberg en repliant la carte.

— Nous, on le recherche.

— Sans doute, dit Adamsberg en souriant. Mais quand il aura tous les flics à ses basques, il ne pourra plus se payer le luxe de s’éterniser dans les chemins creux et les églises. Je ne comprends pas qu’il ne prenne pas l’autoroute.

— Il a sillonné pendant vingt ans tous les chemins du pays, dit Camille, quand il était rempailleur. Il connaît les routes discrètes, les planques, les coins à moutons aussi. Il tient à se faire passer pour mort. Et surtout, il cache un loup.

— Il rôde la nuit, intervint le Veilleux, il massacre hommes et bêtes et il dort le jour. Voilà pourquoi il roule si peu. Il peut pas montrer sa figure parce que c’est son instinct. Et il se cache loin des hommes parce que c’est sa nature.

Un peu avant une heure du matin, la bétaillère atteignit Sautrey. Adamsberg les avait devancés et les guettait dans le brouillard à l’entrée du village, sans impatience. Il laissait flotter ses pensées, passant du loup à la carte, à Soliman, à la bétaillère, à Camille. Il était reconnaissant au hasard d’avoir mené Camille sur son chemin, le mettant sur la route du grand loup. Mais il ne s’en étonnait pas trop. Il trouvait naturel, légitime, de se retrouver aux prises avec cet animal qui était entré dans son existence dès son premier carnage. Naturel aussi de se retrouver face à Camille. La voir surgir au bord du fleuve l’avait un peu saisi, bien sûr, mais pas tant que ça. C’était comme si une part de lui-même, infime mais efficace, la guettait en permanence sur la frange de ses yeux. Aussi, quand elle entrait dans son champ de vision, il était prêt, en quelque sorte.