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Il sortit de la bétaillère un de ces tabourets de toile pliants, de ces trucs rouillés qui vous arrachent les doigts, l’installa au milieu du rectangle d’herbe rase qui longeait le camion. Soliman le rejoignit le premier. Sa ferveur de la veille s’était accrue. Tout lui plaisait dans ce flic, son visage hétéroclite, sa voix apaisante, ses gestes passés au ralenti. Il avait saisi ce matin qu’en dépit des facultés manifestes de douceur et d’ouverture du commissaire, nul ne pouvait avoir barre sur lui, ni homme, ni ordre, ni convenance. Et cela, dans un tout autre registre, lui rappelait la minérale indépendance de sa mère. Il l’avait accompagné à sa voiture et il lui avait longtemps parlé de Suzanne.

Soliman posa sa bassine aux pieds d’Adamsberg. Le Veilleux, à dix pas de là, interrompit sa rengaine.

— Parle mon gars, dit-il. C’est quoi qu’a égorgé Sernot ?

— Un très grand chien, ou un loup, dit Adamsberg.

Le Veilleux donna un coup de bâton dans le sol, comme pour marquer d’un choc sourd le bien-fondé de leur clairvoyance.

— J’ai vu Montvailland, continua Adamsberg, je l’ai informé au sujet de Massart et de la bête du Mercantour. Je connais ce flic. Il est très bon, mais il est rationnel, et ça le freine. L’histoire lui a plu, mais à peu près autant qu’une poésie. Et encore, Montvailland ne supporte la poésie qu’en alexandrins, par paquets de quatre. C’est notre handicap : l’épopée de Massart ne peut encore entrer dans une tête trop carrée. Montvailland admet l’hypothèse d’un loup. Ils ont eu une alerte l’an dernier, au sud de Grenoble, près du Massif des Écrins. Mais il est contre l’idée d’un homme. J’ai dit que ça faisait beaucoup de chemin et beaucoup de victimes pour un loup seul en quelques jours, mais il croit qu’une telle escapade est possible si le loup a la rage, par exemple. Ou simplement s’il est déboussolé. Il va demander une battue et un hélico. Il y a autre chose.

Le Veilleux leva la main, demanda une interruption.

— T’as mangé, mon gars ?

— Non, dit Adamsberg. Je n’y ai plus pensé.

— Sol, va chercher la bouffe. Apporte aussi le blanc.

Soliman déposa un cageot auprès d’Adamsberg et tendit la bouteille au Veilleux. Nul autre que le Veilleux n’avait le droit de servir le blanc de Saint-Victor, c’était ce qu’on avait enseigné avec ménagements à Camille le lendemain de sa garde au col de la Bonette.

— « Impérialisme », dit Soliman en regardant le Veilleux. « Volonté d’expansion et de domination, collective ou individuelle. »

— Respect, dit le Veilleux.

Il remplit un verre pour Adamsberg et le lui tendit.

— Bon pied, bon cul, bon œil, dit-il. Attention, il est piégeux.

Adamsberg remercia d’un signe.

— Sernot a une contusion au crâne, reprit-il, comme si on l’avait frappé avant de l’égorger. Est-ce qu’on a noté quelque chose de semblable sur Suzanne Rosselin ?

Il y eut un silence.

— On n’en sait rien, dit Soliman d’une voix un peu tremblée. C’est-à-dire, à ce moment-là, on a vraiment cru à un loup. Personne ne pensait encore à Massart. On n’a pas examiné son crâne.

Soliman s’arrêta net.

— Je comprends, dit Adamsberg. J’ai insisté là-dessus auprès de Montvailland. Mais selon lui, Sernot s’est blessé en luttant avec la bête. C’est rationnel. Montvailland ne veut pas aller au-delà. J’ai au moins obtenu qu’il fasse examiner le corps, à la recherche de poils.

— Massart n’a pas de poils, gronda le Veilleux. Et ceux qui lui sortent la nuit sont pas près de tomber.

— De poils animaux, précisa Adamsberg. Pour qu’on sache s’il s’agit d’un chien ou d’un loup.

— Ils connaissent l’heure de l’attaque ? demanda Soliman.

— Aux alentours de quatre heures du matin.

— Il aurait donc eu le temps de franchir la distance entre la Tête du Cavalier et Sautrey. Qu’est-ce que Sernot faisait dehors à quatre heures du matin ? Ils ont une idée ?

— Ça ne pose pas de problème à Montvailland. Sernot était un varappeur, un randonneur, de ces types amateurs des longues marches exténuantes, et un insomniaque. Il lui arrivait de se réveiller vers trois heures et de ne plus se rendormir. Quand il en avait assez, il partait marcher. Montvailland pense qu’il a croisé la bête dans sa chasse nocturne.

— C’est rationnel, dit Camille.

— Pourquoi l’animal lui aurait sauté dessus ? demanda Soliman.

— Déboussolé.

— Ça s’est passé où ? demanda Camille.

— Au carrefour de deux chemins de terre, à la Croisée du Calvaire. Il y a une grande croix de bois plantée sur un tertre. Le corps était au pied de la croix.

— Les cierges, murmura Soliman.

— Bigot, compléta le Veilleux.

— J’en ai aussi parlé à Montvailland.

— Tu lui as parlé de nous ? dit Camille.

— C’est la seule chose dont je n’ai surtout pas parlé.

— Il n’y a pas de honte, dit le Veilleux avec une certaine hauteur.

Adamsberg leva les yeux vers le berger.

— Harceler un homme est interdit, dit-il. Ça tombe sous le coup de la loi.

— Nous, on s’en branle du coup de la loi, dit Soliman.

— On ne le harcèle pas, ajouta le Veilleux. On lui colle au cul. Ce n’est pas interdit.

— Si.

Adamsberg tendit son verre au Veilleux.

— Montvailland sait que je suis à couvert, continua-t-il, que personne ne doit prononcer mon nom. Il croit que j’ai ramassé ces informations au cours de mon vagabondage.

— Tu te planques, mon gars ? demanda le Veilleux.

Adamsberg hocha la tête.

— Une fille qui me cherche, question de vie ou de mort. Si les journaux annoncent ma présence, elle arrivera dans la minute qui suit pour me tirer une bonne petite balle dans le bide. Elle n’a pas d’autre idée.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda le Veilleux. Tu vas la tuer ?

— Non.

Le Veilleux fronça les sourcils.

— Alors quoi, tu vas cavaler toute ta vie ?

— Je lui fabrique une autre idée. Je lui prépare un aiguillage.

— Malin, ça, un aiguillage, dit le Veilleux en plissant les yeux.

— Mais long. Il me manque une pièce.

Adamsberg rangea lentement le pain et les fruits dans le cageot, se leva, déposa le tout dans le camion.

— On va à Grenoble, annonça-t-il. J’ai rendez-vous avec le préfet, à titre officieux. Je veux l’informer que j’ai fourré l’idée de Massart dans le crâne de Montvailland. Je veux tenter de lui faire orienter l’enquête dans notre sens.

— C’est par où ? demanda Camille en se levant.

— Tu ne sais pas non plus où est Grenoble ? lui demanda Soliman.

— Merde, Sol. Contente-toi de me montrer la carte.

— C’est elle qui conduit, dit le Veilleux en touchant Soliman à l’épaule du bout de son bâton.

Dix kilomètres avant Grenoble, après l’embranchement sur l’autoroute, la voiture d’Adamsberg se laissa dépasser par la bétaillère. Camille le vit passer dans son rétroviseur et lui adresser des appels de phares répétés.

— On s’arrête, dit Camille. Il y a un pépin.

— Tu as un refuge dans deux kilomètres, dit Soliman.

— Elle a vu, dit le Veilleux.

Camille gara le camion, alluma les feux de détresse et rejoignit la voiture d’Adamsberg.

— Tu es en panne ? demanda-t-elle en se penchant par la vitre.

Et soudain elle se trouva trop près, bien trop près de ce visage. Elle lâcha la vitre et recula.