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Soliman se plia pour se préparer à l’attaque, passant devant Camille pour la protéger. Le jeune homme n’avait plus rien de cristallin ou d’enfantin. La rage courbait ses lèvres et fermait ses yeux, le rendant presque laid.

— T’as un nom, le singe ? demanda le premier type en maniant sa chaîne. J’aime bien savoir ce que je frappe.

— Melchior, lui cracha Soliman.

Le type gras ricana et fit un pas vers lui, tandis que les autres se déployaient pour bloquer toute échappée.

— Celui qui touche au Roi Mage est mort, dit soudain la voix du Veilleux dans le silence.

Le vieux berger se tenait droit sur les marches arrière de la bétaillère, un fusil de chasse pointé vers les motards, le regard haineux, le geste inflexible.

— Mort, répéta le vieux en lâchant un coup de fusil dans le réservoir de l’une des motos noires. C’est de la cartouche à sanglier, je vous conseille pas de remuer.

Les quatre motards s’étaient immobilisés, indécis. Le Veilleux leva le menton.

— On se découvre devant les princes, dit-il. Jetez les casquettes. Et les vestes. Et les chaînes. Et les bagues. Et les bottes.

Les motards obéirent, lâchèrent leur équipement à leurs pieds.

— Surtout, gardez les frocs, reprit le Veilleux d’une voix cassante. Il y a une femme ici. Je voudrais pas la dégoûter à vie.

Les quatre hommes restèrent face au Veilleux, torses nus, en chaussettes, muets d’humiliation.

— Et maintenant à genoux, ordonna le berger. Comme les larves. Mains au sol et front à terre. Culs bas. Comme les hyènes. Voilà. C’est mieux. C’est comme ça qu’on salue les princes.

Le Veilleux les regarda s’allonger et ricana.

— Maintenant, écoutez-moi les gars, reprit-il. J’ai passé l’âge de dormir. Toute la nuit, je veille. Je veille au salut du jeune Melchior. C’est mon boulot. Si vous revenez, je vous tirerai comme des chiens. Toi, le gros, essaie pas de bouger, dit-il en tournant rapidement son arme. Tu veux qu’on commence tout de suite ?

— Ne tirez pas, le Veilleux, dit la voix d’Adamsberg.

Le commissaire arrivait doucement par-derrière, son 357 en main.

— Cassez votre fusil, dit-il. On ne va pas perdre une seule balle à sanglier dans le cul de ces vermines. Ça nous prendrait trop de temps et on est pressés. Très pressés. Camille, viens près de moi, prends mon portable dans ma veste, appelle les flics. Soliman, vide les réservoirs, crève les pneus, pète les phares. Ça nous fera du bien.

Camille se déplaça furtivement au milieu de ces sept hommes en guerre. Elle découvrait des spasmes meurtriers sur le visage de Soliman, un masque féroce sur celui du Veilleux.

Il n’y eut plus une parole d’échangée pendant les minutes qui suivirent. On regardait Soliman détruire les engins avec fureur et méthode.

Les gendarmes menottèrent les quatre hommes et les fourrèrent dans leurs breaks. Adamsberg s’arrangea pour abréger la déposition et différer les formalités du dépôt de plainte. Avant leur départ, il passa la tête par la portière.

— Toi, dit-il au premier type, Soliman te retrouvera. Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers le rouquin, c’est moi qui te retrouverai. Je vous suis, dit-il aux gendarmes.

— Depuis quand, demanda Camille après leur départ, pendant que Soliman, collé contre l’épaule du Veilleux, reprenait son souffle, depuis quand est-ce qu’il y a un fusil ici ?

— Tu le regrettes, jeune fille ? demanda le Veilleux.

— Non, dit Camille qui nota que, dans cette turbulence, le Veilleux avait laissé tomber le vouvoiement. Mais on avait dit « pas de fusil ». C’était l’accord. On avait dit « personne tue personne ».

— On tuera personne, dit le Veilleux.

Camille haussa les épaules, sceptique.

— Pourquoi as-tu dit « Melchior » ? demanda-t-elle à Soliman.

— Pour signifier au Veilleux que je n’allais pas m’en sortir seul.

— Tu savais qu’il avait un fusil ?

— Oui.

— Tu en as un aussi ?

— Je t’assure que non. Tu veux fouiller mes affaires ?

— Non.

Au soir, Adamsberg résuma son entrevue avec le préfet de Grenoble. Le Parquet ouvrait une enquête pour homicide. On cherchait un homme, et une bête dressée à tuer. Adamsberg avait donné le signalement d’Auguste Massart. On allait reprendre l’enquête pour le meurtre de Suzanne Rosselin, et dans toutes les communes touchées par le grand loup.

— Pourquoi ne lancent-ils pas un appel à témoin ? demanda Soliman. Une photo de Massart dans les journaux ?

— Illégal, dit Adamsberg. Aucune preuve n’autorise à accuser publiquement Massart.

— J’ai trouvé ses saletés de bougies expiatoires dans une chapelle, à deux kilomètres d’ici. On les prend pour les empreintes ?

— On n’en trouvera pas.

— Bon, dit Soliman, déçu. Si les flics se déploient, reprit-il, à quoi on sert ?

— Tu ne vois pas ?

— Non.

— On sert à y croire. On part ce soir, ajouta-t-il, on ne reste pas là.

— À cause des motards ? Je n’ai pas peur.

— Non. Il faut doubler Massart, au moins se rapprocher.

— D’où ? De quoi ? Il s’arrête au hasard.

— Je n’en suis pas si sûr, dit doucement Adamsberg.

Camille leva le regard vers lui. Quand Adamsberg prenait ce ton, c’était plus important que ça en avait l’air. Plus c’était important, et plus il parlait doucement.

— Pas tout à fait au hasard, convint Soliman. Il n’attaque que sur sa route rouge, et là où les moutons sont les plus accessibles. Il choisit ses bergeries.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Soliman le regarda sans rien dire.

— Je pense à Suzanne, et à Sernot, expliqua Adamsberg.

— Il a tué Suzanne parce qu’il a eu peur, dit Soliman. Et il a égorgé Sernot parce qu’il l’a surpris.

— Malheur à celui qui croise son chemin, dit le Veilleux, un peu sentencieux.

— Je n’en suis pas si sûr, répéta Adamsberg.

— Où veux-tu aller ? demanda Camille, sourcils froncés.

Adamsberg sortit la carte de sa poche, la déplia.

— Ici, dit-il, à Bourg-en-Bresse. Cent vingt kilomètres vers le nord.

— Mais pourquoi, bon sang ? demanda Soliman en secouant la tête.

— Parce que c’est la seule grosse bourgade qu’il consent à traverser, dit Adamsberg. S’il a un loup et un dogue avec lui, ce n’est pas une mince affaire. Partout ailleurs il évite les bourgs, les villes. S’il passe par Bourg-en-Bresse, c’est qu’il a une bonne raison de le faire.

— Hypothèse, dit Soliman.

— Instinct, rectifia Adamsberg.

— Il est bien passé par Gap, objecta Soliman. Et il ne s’est rien passé, à Gap.

— Non, reconnut Adamsberg. Il ne se passera peut-être rien à Bourg. Mais c’est là qu’on va. Mieux vaut être devant lui que derrière lui.

À la nuit, après deux heures et demie de route, Camille parqua la bétaillère sur le bas-côté de la nationale 75, à l’entrée de Bourg-en-Bresse.

Elle descendit vers le champ qui les bordait à droite, avec un morceau de pain et un verre de vin que lui avait consenti le Veilleux. Avec la longueur inattendue du roade-mouvie, avait dit le Veilleux, il fallait rationner sur le blanc de Saint-Victor. On devait en garder jusqu’au bout, c’était vital, quitte à n’en avaler qu’une pipette par jour. Mais Camille, parce qu’elle conduisait le camion et que cela lui tirait fort dans les bras et dans le dos, avait droit à une ration du soir supplémentaire, à la fois pour lui relâcher les muscles pour la nuit et les lui revigorer pour le lendemain. Camille n’avait pas songé un instant à refuser la médication du Veilleux.