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La chaleur avait monté au cours de la journée. Adamsberg dîna seul à la terrasse du même café, puis traîna dans les rues noires. Il se décida vers onze heures à rejoindre la vie collective.

Soliman et Camille fumaient une cigarette sur les marches. On distinguait dans l’obscurité la silhouette du Veilleux, installé dans le champ de pruniers. La moto n’était pas là.

Soliman se leva d’un bond à l’approche d’Adamsberg.

— Rien de neuf, lui dit Adamsberg en lui faisant signe de se rasseoir. De la paperasserie. Si, tout de même, ajouta-t-il après réflexion, les ongles trouvés à l’hôtel appartiennent bien à Massart.

Adamsberg regarda autour de lui.

— Laurence n’est pas là ? demanda-t-il.

— Il est reparti dans le sud, dit Camille. Il a des problèmes de visa. Il va revenir.

— Il paraît que son vieux loup est mort, dit Adamsberg.

— Oui, répondit Camille, étonnée. Il s’appelait Augustus. Il ne pouvait plus chasser et Lawrence lui piégeait des lapins. Mais il ne s’est plus alimenté et il est mort. Un des gardes du Parc a dit « Quand on peut plus, on peut plus », et cela a énervé Lawrence.

— Je comprends ça, dit Adamsberg.

Adamsberg alla boire un verre avec le Veilleux sous le prunier pendant que Soliman et Camille se couchaient. Il remonta au camion vers une heure du matin, le front un peu alourdi par le vin piégeux. Avec la chaleur revenue, l’odeur de suint s’était intensifiée. Adamsberg écarta la bâche sans bruit. Camille dormait, couchée sur le ventre, le drap repoussé jusqu’au milieu du dos. Il s’assit sur son lit et la regarda un long moment, en essayant de réfléchir. Il n’avait jamais abandonné cette ambition secrète de parvenir un jour à réfléchir à la manière dont Danglard le faisait, c’est-à-dire en obtenant des résultats. Après quelques minutes d’efforts, sa pensée lâcha prise à son insu et s’immergea dans les songes. Il sursauta après un quart d’heure, au bord du sommeil. Il étendit le bras, posa sa main à plat sur le dos de Camille. « Tu ne m’aimes plus ? » demanda-t-il tranquillement.

Camille ouvrit les yeux, le regarda dans l’obscurité, puis se rendormit.

Au milieu de la nuit, un nouvel orage, plus violent que celui de la nuit précédente, éclata sur Belcourt. La pluie martelait le toit de la bétaillère. Camille se leva, enfila ses bottes sur ses pieds nus, alla fixer les bâches des claires-voies qui battaient avec le vent et laissaient passer l’eau. Elle se rallongea sans faire de bruit, guettant la respiration d’Adamsberg, comme on surveille l’ennemi qui dort. Adamsberg allongea le bras et lui prit la main. Camille s’immobilisa, comme si un seul mouvement d’elle eût pu subitement aggraver la situation, comme on dit qu’un geste inconsidéré déclenche une avalanche. Il lui semblait qu’au début de la nuit, Adamsberg lui avait dit quelque chose. Oui, elle s’en souvenait maintenant. Plus déconcertée qu’hostile, elle échafaudait une manœuvre pour sortir sa main de là sans faire d’histoire, sans faire de peine à personne. Mais sa main restait là où elle était, coincée dans les doigts d’Adamsberg. Elle n’était pas plus mal ici qu’ailleurs. Camille, irrésolue, la laissa là.

Elle dormit mal, dans ce qui-vive qu’elle connaissait bien, et qui lui signalait que quelque chose était en train de dérailler. Au matin, Adamsberg lâcha sa main, attrapa ses habits et descendit du camion. À ce moment seulement, elle s’endormit pour deux longues heures.

Adamsberg démarra à neuf heures pour rejoindre le timide Aimont et revint moins d’une demi-heure plus tard.

— Neuf brebis égorgées au Champ des Meules, annonça-t-il.

Soliman se dressa d’un bond, courut au camion pour chercher la carte.

— Pas la peine, lui dit calmement Adamsberg. C’est tout près de Vaucouleurs, plein nord. Il est carrément sorti de sa route.

Soliman regarda Adamsberg, interdit.

— Tu t’es trompé, dit-il d’un ton plein d’étonnement et de déception.

Adamsberg se servit un café, sans rien dire.

— Tu avais tort, insista Soliman. Il a changé de route. Il va fuir. Il va nous échapper.

Le Veilleux se leva, tout droit.

— On lui colle au cul, dit-il. Route ou pas route. On lève le camp. Va prévenir Camille, Sol.

— Non, dit Adamsberg.

— Quoi ? dit le Veilleux.

— On ne lève pas le camp. On reste ici. On ne bouge pas.

— Massart est à Vaucouleurs, dit Soliman en élevant la voix. Et nous, on va où va Massart. À Vaucouleurs.

— On n’ira pas à Vaucouleurs, dit Adamsberg, parce que c’est ce qu’il souhaite. Massart n’a pas quitté sa route.

— Ah non ? dit Soliman.

— Non. Il veut seulement qu’on quitte Belcourt.

— Et pour quoi faire ?

— Pour être tranquille. Il a quelqu’un à tuer à Belcourt.

— Pas d’accord, dit Soliman en secouant violemment la tête. Plus on stagne ici, plus il s’éloigne de nous.

— Il ne s’éloigne pas. Il nous surveille. Va à Vaucouleurs si tu veux, Soliman. Vas-y si ça t’amuse. Tu as la mobylette, tu peux partir. Vas-y aussi si tu veux, le Veilleux, demande à Camille. C’est elle qui conduit. Moi je reste ici.

— Qu’est-ce qui nous prouve que t’as raison, mon gars ? demanda le Veilleux, ébranlé.

Adamsberg haussa les épaules.

— Tu as la réponse, dit-il.

— Le coude sur la route ?

— Entre autres.

— C’est une petite chose.

— Mais qui ne s’explique pas. Il y en a d’autres.

Partagé entre révolte et dévouement, Soliman, arpentant le flanc du camion — son territoire —, mit une heure à arrêter son choix. Finalement, il sortit le linge et la bassine bleue, signe qu’il avait posé les armes.

Adamsberg regagna sa voiture. On l’attendait à la gendarmerie pour l’enquête à Vaucouleurs. Avant d’ouvrir la portière, il sortit son pistolet et vérifia son chargeur.

— Tu t’armes ? demanda le Veilleux.

— Mon nom est dans le journal de ce matin, dit Adamsberg avec une grimace. Quelqu’un a parlé. Je ne sais pas qui. Mais à présent, si elle me cherche, elle me trouve.

— La tueuse ?

Adamsberg hocha la tête.

— Elle te tirerait dessus ?

— Oui. Une bonne petite balle dans le bide. Veille, le Veilleux, veille sur moi. Une grande fille rousse, efflanquée, des cernes sous ses yeux enfoncés, des cheveux longs qui bouclent, un petit nez, la peau blême. Éventuellement deux filles derrière elle, des gamines toutes maigres. Tiens, regarde, dit-il en sortant une photo de sa poche.

— Elle s’habille comment ? demanda gravement le Veilleux en examinant le cliché.

— Elle change tout le temps. Elle se grime, comme une gosse.

— Je préviens les autres ?

— Oui.

Adamsberg passa le reste de la journée avec Aimont et les flics de Vaucouleurs. C’était la première fois qu’Aimont se trouvait face au travail du grand loup et il fut impressionné par le massacre opéré sur le troupeau. En fin d’après-midi la police de Digne adressa à Belcourt une photo de Massart qu’Aimont se chargea de faire agrandir et diffuser. En revanche, le dossier sur l’homme en provenance de Puygiron n’arrivait toujours pas. Adamsberg s’attarda à contempler le portrait d’Auguste Massart. Une grosse figure blanche et maussade, hostile, pas très plaisante. Des joues gonflées et lisses, un front court sous une frange basse de cheveux noirs, des yeux rapprochés, sombres, des sourcils peu fournis, une sorte de brutalité endormie.