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Le dossier préparé par Danglard parvint à Belcourt à sept heures du soir. Adamsberg le plia avec soin, le glissa, bien à l’abri, dans sa poche intérieure, et regagna le camion.

Avant de se coucher, il ôta le 357 de son étui et le posa au bas de son lit, à proximité immédiate de sa main droite. Il s’allongea, prit la main de Camille et s’endormit. Camille regarda sa main un bon moment, l’esprit vacant, et la laissa là où elle se trouvait.

Le Veilleux, au lieu de garder Interlock vautré sur ses pieds, l’avait posté à l’extérieur.

— Surveille cette fille, lui avait-il recommandé en lui grattant les oreilles. Grande, rousse, efflanquée. C’est une tueuse. Gueule autant que tu pourras. Ne te fais pas de souci, ajouta-t-il en observant le ciel, il ne pleuvra pas cette nuit.

Interlock avait fait mine de tout piger et s’était couché au sol.

La chaleur monta d’un cran le jeudi 2 juillet. On attendit dans la torpeur. Camille déplaça le camion jusqu’au bourg pour remplir le réservoir d’eau. Le Veilleux appela le troupeau, prendre des nouvelles de la patte de George. Soliman se plongea dans le dictionnaire. Camille, un peu perturbée par la passivité de sa main gauche sur laquelle son esprit ne semblait pas avoir d’influence, laissa tomber la musique et se réfugia dans le Catalogue de l’Outillage Professionnel. Il y aurait bien dans tout cela un engin qui la dépannerait dans cette situation délicate où elle se trouvait. Le Disjoncteur thermique unipolaire + neutre 6 A à 25 ampères lui semblait par exemple posséder des qualités appropriées. Si Adamsberg voulait bien lui lâcher la main, le problème se résoudrait de lui-même. Le plus simple serait de demander.

Ce ne fut que vers cinq heures de l’après-midi que les gendarmes de Poissy-le-Roy prévinrent leurs collègues de Vaucouleurs d’un massacre d’ovins survenu dans la nuit, à la bergerie des Chaumes. Les flics de Vaucouleurs alertèrent Belcourt avec du retard et Adamsberg n’eut la nouvelle qu’à huit heures du soir.

Il étala la carte sur la caisse en bois.

— Cinquante kilomètres à l’ouest de Vaucouleurs, dit-il. Toujours hors piste.

— Il s’éloigne, gronda Soliman.

— On ne bouge pas, dit Adamsberg.

— On va le rater ! cria le jeune homme en se levant.

Le Veilleux, qui tisonnait le feu à deux mètres de là, tendit son bâton et toucha le jeune homme.

— Ne t’énerve pas, Sol, dit-il. On l’aura. Quoi qu’il arrive, on l’aura.

Soliman se laissa tomber sur son siège, l’air désolé, épuisé, comme à chaque fois que le Veilleux le touchait avec le bâton. Camille se demandait s’il mettait un produit dedans, ou quoi.

— « Soumission », marmonna Soliman. « Fait de se soumettre ; disposition à obéir. »

Après le dîner, Camille s’obstina à compulser le Catalogue dans la cabine du camion, jusqu’à épuisement. Elle avait à peine dormi la nuit précédente et ses yeux étaient lourds. Vers deux heures du matin, elle regagna son lit avec une prudence d’espion. Soliman était toujours au bourg avec la mobylette. Le Veilleux était posté près de la route. Il veillait. Il guettait la fille rousse. Il protégeait Adamsberg, le Tricot à mailles couché sur ses pieds. « Je m’en fous, j’ai pas sommeil », il avait dit.

Camille s’assit d’abord sur le lit de Soliman pour ôter ses bottes, quitte à marcher sur le sol cradingue de la bétaillère. Ainsi, ça ne risquait pas de réveiller Adamsberg. Et qui n’est pas réveillé ne prend la main de personne. Elle repoussa lentement la bâche, décomposant ses mouvements dans le silence, et la laissa retomber sans un bruit. Adamsberg, étendu sur le dos, respirait régulièrement. Elle s’avança avec des précautions de voleur dans l’allée étroite qui séparait les deux lits, tâchant d’éviter le pistolet qui luisait au sol. Adamsberg éleva les deux bras vers elle.

— Viens, dit-il doucement.

Camille se figea dans l’obscurité.

— Viens, répéta-t-il.

Camille fit un pas, incertaine, l’esprit vide. Des lointains de ce vide, montaient des souvenirs indistincts, des ombres balbutiantes. Il posa une main sur elle et l’amena vers lui. Camille entrevit, plus proches, mais comme scellés derrière une vitre épaisse, les contours inaccessibles de ses désirs anciens. Adamsberg effleura sa joue, ses cheveux. Camille ouvrait les yeux dans le noir, le Catalogue toujours serré dans sa main gauche, plus attentive à la nuée d’images fragiles surgies des chambres closes de sa mémoire qu’au visage tourné vers elle. Elle avança la main vers ce visage, avec la sensation angoissée qu’à son contact, quelque chose exploserait. La vitre épaisse, peut-être. Ou bien les cales insoupçonnées de cette mémoire, bourrées de vieux trucs en état de marche, qui attendaient, hypocrites, embusqués, défiant le temps. C’est à peu près ce qui se produisit, une longue déflagration, plus alarmante qu’agréable. Elle considéra tout ce fracas, et le fouillis stupéfiant échappé des basses cales de son propre navire. Elle voulut ranger, contenir, mettre de l’ordre. Mais, comme une part de Camille convoitait le désordre, elle renonça et s’allongea contre lui.

— Tu connais l’histoire de l’arbre et du vent ? demanda Adamsberg en la serrant dans ses bras.

— C’est une histoire de Soliman ? murmura Camille.

— C’est une histoire à moi.

— Je n’aime pas trop tes histoires.

— Celle-ci n’est pas mauvaise.

— Je me méfie quand même.

— Tu as raison.

XXXI

Il était plus de dix heures du matin quand Soliman appela par-delà la bâche.

— Camille, cria le jeune homme. Bon Dieu, lève-toi. Le flic est parti.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? dit Camille.

— Viens ! cria Soliman.

Le jeune homme était en état d’alarme. Camille enfila ses vêtements et ses bottes et le rejoignit dehors, à la caisse en bois.

— Il est venu quand même, dit Soliman. Et personne ne l’a vu. Ni sa voiture ni que dalle.

— De qui tu parles ?

— De Massart, bon sang ! Tu ne comprends pas ?

— Il a attaqué ?

— Il a égorgé un type cette nuit, Camille.

— Merde, souffla Camille.

— Il avait raison, le petit gars, dit le Veilleux en frappant le sol de son bâton. C’est à Belcourt qu’il a frappé.

— Il a égorgé trois brebis dans la foulée, trente kilomètres plus loin.

— Sur sa route ?

— Oui, à Châteaurouge. Il repart vers l’ouest, vers Paris.

Camille alla chercher la carte, dont les angles s’émoussaient sous l’usure, et la déplia.

— Tu ne sais pas non plus où est Paris ? demanda Soliman, nerveux.

— Ça va, Sol, dit Camille. Les flics ne l’ont pas vu dans le bourg ?

— Il n’est pas arrivé par là, dit le Veilleux. J’ai guetté la route toute la nuit.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Camille.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria Soliman. Il s’est passé qu’il est venu, avec son loup, et qu’il l’a jeté sur ce pauvre type ! Que veux-tu qu’il se passe d’autre ?

— Je sais pas pourquoi tu t’énerves comme ça, dit le Veilleux posément. Il devait tuer ce type, et il l’a tué. Le garou ne rate pas sa proie.