— Oui, dit Adamsberg. Ce n’est pas profond. Je vais m’en occuper.
Le gendarme porta la main à son képi et descendit. Adamsberg s’assit sur le lit du Veilleux.
— Hein ? dit le Veilleux en ricanant. Je t’ai sauvé la mise, mon gars.
— Si tu n’avais pas crié, la balle m’arrivait droit dans le bide. Je ne l’avais pas reconnue. Je ne pensais qu’à Massart.
— Tandis que moi, dit le Veilleux en montrant son œil, je veille. Dis donc, c’est pas pour rien qu’on m’appelle le Veilleux.
— C’est pas pour rien.
— Je n’ai rien pu faire pour Suzanne, dit-il sombrement, mais pour toi oui. Je t’ai sauvé la peau, mon gars.
Adamsberg hocha la tête.
— Si tu m’avais laissé mon fusil, reprit le Veilleux, je lui tirais dedans avant qu’elle te touche.
— C’est une pauvre fille, le Veilleux. Ça suffisait de crier.
— Ouais, dit le Veilleux, sceptique. Qu’est-ce que tu lui as dit à l’oreille ?
— L’aiguillage.
— Ah oui, dit le Veilleux en souriant. Je me souviens.
— Je te dois quelque chose.
— Ouais. Trouve-moi du blanc. On a terminé les bouteilles de Saint-Victor.
Adamsberg descendit du camion, serra Camille dans ses bras sans un mot.
— Fais-toi soigner, dit Camille.
— Oui. Quand le Veilleux aura vu le médecin, file sur Châteaurouge. Reste à l’entrée, sur la départementale 44.
XXXII
Où qu’ils se posent, le campement s’organisait de la même façon, selon un ordonnancement rigoureux qui ne variait plus d’un iota, si bien que Camille commençait à confondre toutes les entrées de villages où elle avait garé la bétaillère. Ce système, issu de l’esprit structuré et méticuleux de Soliman, présentait l’avantage de recréer une intimité tranquillisante dans des lieux aussi dévastés qu’un parking ou un bord de route. Soliman installait la caisse en bois et les tabourets rouillés à l’arrière du camion, pour les repas, organisait la lessive sur le flanc gauche, et le recoin lecture et méditation sur le flanc droit. Camille composait donc dans la cabine mais descendait dans le recoin méditation pour consulter le Catalogue.
Dans cette course chaotique et hasardeuse qui les liait à Massart, Camille trouvait dans la fixité de cet agencement un soutien salutaire. Ce n’était peut-être pas fameux de se raccrocher à quatre tabourets pliants, mais c’était devenu, pour l’heure, un point de repère essentiel. Surtout à présent que le champ de sa vie se présentait dans un désordre radical. Elle n’avait pas osé appeler Lawrence aujourd’hui. Elle craignait que quelque morceau de ce désordre n’affleure dans sa voix. Le Canadien était un homme méthodique, il l’entendrait à coup sûr.
Soliman avait passé sa fin d’après-midi à transporter le Veilleux partout dans ses bras, pour descendre, pour monter, pour pisser, pour bouffer, en le traitant de vieillard.
— N’empêche, lui disait-il, tu les as drôlement ratées, ces foutues marches.
— Sans moi, répondait le Veilleux avec hauteur, il ne serait plus là, le petit flic.
— N’empêche, répondait Soliman. Tu les as drôlement ratées.
Camille s’assit près de la caisse en bois, sur le pliant rayé rouge et vert qui lui était dévolu. Soliman porta le Veilleux sur son pliant jaune, et lui cala le pied sur la bassine retournée. Lui avait le pliant bleu. Le quatrième, le bleu et vert, était pour Adamsberg. Soliman ne souhaitait pas qu’on change de couleur de pliant.
Adamsberg revint occuper son siège vers neuf heures du soir. Un gendarme avait ramené sa voiture et un autre l’avait raccompagné jusqu’au camion, sans oser demander pourquoi il préférait la compagnie de ces bohémiens au confort de l’hôtel voisin de Montdidier.
Adamsberg s’assit d’une masse sur son pliant réservé, le bras droit en écharpe, le visage un peu harassé. De la main gauche, il piqua une saucisse et trois pommes de terre et les laissa tomber maladroitement dans son assiette.
— « Handicap », dit Soliman. « Désavantage quelconque, infirmité qui met quelqu’un en état d’infériorité. »
— Dans le coffre de ma voiture, dit Adamsberg, il y a deux caisses de vin. Apporte-les.
Soliman déboucha une bouteille et remplit les verres. Quand ce n’était pas du Saint-Victor, n’importe qui avait le droit de servir. Le Veilleux goûta d’un air méfiant avant de donner son assentiment d’un bref signe de tête.
— Explique-toi, mon gars, dit-il en tournant les yeux vers Adamsberg.
— C’est le même cas de figure, dit Adamsberg. Le gars a été égorgé d’un coup, après un choc sur le crâne. On a les empreintes plutôt nettes des deux pattes avant de l’animal. Comme pour Sernot et Deguy, c’est un homme pas tout jeune, un ancien commercial. Il a fait vingt fois le tour du monde en vendant des cosmétiques.
Il sortit son carnet et le consulta.
— Paul Hellouin, dit-il. Il avait soixante-trois ans.
Il rempocha le carnet.
— Cette fois, continua-t-il, on a prélevé trois poils près de la blessure. Ils sont partis à l’IRCG, à Rosny. Je leur ai demandé d’activer.
— C’est quoi, l’IRCG ? demanda le Veilleux.
— L’Institut de Recherches Criminelles de la Gendarmerie nationale, dit Adamsberg. Là où on peut anéantir un homme avec un seul fil de sa chaussette.
— Bien, dit le Veilleux. J’aime bien comprendre.
Il regarda ses pieds nus, enfoncés dans ses grosses chaussures.
— J’ai toujours dit que les chaussettes étaient un attrape-couillons, ajouta-t-il pour lui-même. Je sais pourquoi maintenant. Continue, mon gars.
— Le vétérinaire est passé examiner ces trois poils. Selon lui, ce ne serait pas du chien. Alors ce serait du loup.
Adamsberg frotta son bras, se servit un verre de blanc de la main gauche en en répandant à côté.
— Cette fois, dit-il, il l’a égorgé à l’entrée d’un pré, et il n’y avait aucune sorte de croix. Comme quoi Massart n’est pas si sourcilleux qu’on le pense quand il s’agit d’être efficace. Et il l’a tué loin de chez lui, sûrement à cause des flics qui traînaient partout en ville. Cela suppose qu’il a eu les moyens de l’attirer dehors. Un billet, ou un coup de fil.
— À quelle heure ?
— Vers deux heures du matin.
— Un rendez-vous à deux heures du matin ? demanda Soliman.
— Pourquoi pas ?
— Le type devait se méfier.
— Tout dépend du prétexte qu’on lui a donné. Confidence, secret de famille, chantage, il y a des tas de moyens de faire sortir un homme à la nuit. Je pense que Sernot et Deguy ne sont pas sortis non plus par plaisir. On les a convoqués, comme Hellouin.
— Leurs femmes ont dit qu’il n’y avait pas eu d’appel téléphonique.
— Pas le jour même, non. Les rendez-vous ont dû être fixés avant.
Soliman fit la moue.
— Je sais, Sol, dit Adamsberg. Tu crois au hasard.
— Oui, dit Soliman.
— Trouve-moi une bonne raison pour que ce bon vieux représentant en cosmétiques soit allé prendre l’air à deux heures du matin ? Tu connais beaucoup de gens qui vont se promener la nuit ? L’homme n’aime pas la nuit. Tu sais combien j’en ai connu, des marcheurs noctambules, dans toute ma vie ? Deux.
— Qui ?
— Moi et un type de mon village, dans les Pyrénées. Il s’appelle Raymond.