— Et si non ? insista Sol.
— Si non, il aurait fallu plus de temps encore. Qui connaissait les loups ? Laurence. Qui avait le premier parlé d’un loup-garou ? Laurence. Qui avait cherché Massart ? Laurence. Qui avait été déclarer sa disparition ? Qui avait suggéré qu’il avait tué Suzanne ? Laurence. On aurait fini par trouver, Sol.
— Peut-être pas, dit Soliman.
— Peut-être pas. Mais il y a eu les poils de loup. On s’en est inquiété et soudain, on en trouve. Qui était au courant ? Les flics, et nous cinq.
— Je vais voir le Veilleux, dit Soliman. Il doit savoir.
— Non, dit Adamsberg en lui attrapant le bras. Tu vas réveiller Camille.
— Et après ?
— Je ne sais pas comment le lui dire. Réfléchis.
Soliman s’arrêta de marcher.
— Merde, dit-il.
— Oui, dit Adamsberg.
XXXIV
Adamsberg attendit le réveil de Camille, assis au bord du lit. Dès qu’elle fut habillée, il l’emmena marcher dans la campagne et lui annonça la nouvelle doucement, très doucement. Camille s’assit en tailleur dans l’herbe et resta prostrée un long moment, les mains accrochées à ses bottes, le regard tourné vers le sol. Adamsberg la tenait par l’épaule, attendant que le choc s’atténue. Il parla à voix basse et sans s’interrompre, pour ne pas laisser Camille seule dans le silence de cette découverte sinistre.
— Je ne comprends pas, dit Camille dans un murmure. Je n’ai rien vu, rien senti. Il n’y avait rien d’inquiétant chez lui.
— Non, dit Adamsberg. Il était en deux bouts, l’homme tranquille et l’enfant déchiré. Laurence, et Stuart. Tu n’avais qu’un seul des morceaux. Tu n’as pas à regretter de l’avoir aimé.
— C’est un assassin.
— C’est un enfant. Ils l’ont bousillé.
— Il a massacré Suzanne.
— C’est un enfant, répéta Adamsberg avec fermeté. Ils ne lui ont pas laissé une seule chance de vivre. C’est la vérité. Penses-y comme ça.
Le Veilleux apprit avec stupeur de la bouche de Soliman qu’il n’y avait plus aucun espoir que le tueur soit un loup-garou. Que ça ne servirait à rien qu’on ouvre Lawrence depuis la gorge jusqu’aux couilles et que l’inoffensif Massart était mort depuis seize jours. Le vieux encaissa cette vérité sordide avec difficulté mais paradoxalement, la révélation des véritables circonstances de la mort de Suzanne, qu’on avait effacée comme un pion, l’apaisa. Le remords de sa défection, au moment même où le loup attaquait Suzanne, lui rongeait la tête. Mais Suzanne n’avait pas été la victime surprise d’une attaque imprévue. Elle avait été attirée dans un piège que toute la vigilance du Veilleux n’aurait jamais pu éviter. Lawrence avait pris soin d’éloigner le berger avant d’appeler Suzanne. Rien ni personne n’y aurait changé quoi que ce soit. Le Veilleux respira enfin.
— Toi mon gars, dit-il à Adamsberg, je t’ai sauvé la mise.
— Je te dois quelque chose, dit Adamsberg.
— Tu me l’as déjà donné.
— Le vin ?
— L’assassin de Suzanne. Mais prends garde, mon gars, prends garde à toi. Il a manqué t’avoir, et la fille rousse aussi.
Adamsberg acquiesça.
— Tu rêves trop, mon gars, continua le Veilleux, et tu veilles pas assez. C’est pas bon, ça, dans ton métier. Mais moi, c’est pas pour rien qu’on m’appelle le Veilleux. Bon pied, bon cul, bon œil.
— Qu’est-ce que tu as vu, le Veilleux ?
— J’ai vu le Canadien qui sortait derrière toi, et j’ai vu qu’il ne te voulait pas du bien. Je suis pas aveugle. Je croyais que c’était pour la petite. Et pour la petite, j’ai vu qu’il allait t’étriper. Je l’ai vu clair comme je te vois.
— À quoi tu l’as vu ?
— À sa démarche.
— Où as-tu pris les cartouches ?
— J’ai retourné tes affaires. C’est pas ce que t’avais fait pour me les prendre ?
À quinze heures, Adamsberg entra dans la gendarmerie. Fromentin, Hermel, Montvailland, Aimont et quatre gendarmes entouraient Lawrence qui, assis sur le bord de sa chaise, les regardait avec tranquillité, menottes aux poings. Le Canadien suivit Adamsberg des yeux avec attention pendant qu’il faisait le tour de ses collègues pour les saluer.
— Brévant vient d’appeler, mon vieux, dit Hermel en lui serrant la main. Ils viennent de déterrer Massart à huit mètres de sa baraque, dans la pente. Il est enseveli avec son dogue, son fric et tout son équipement de montagne. Il a les ongles coupés ras.
Adamsberg leva les yeux vers Lawrence, qui le regardait toujours fixement, avec une question dans le regard.
— Camille ? demanda Lawrence.
— Elle ne regrette rien, répondit Adamsberg, ne sachant s’il disait la vérité.
Quelque chose parut se détendre dans le corps de Lawrence.
— Il y a une chose que tu es seul à savoir, dit Adamsberg en s’approchant de lui et en tirant une chaise pour s’asseoir à ses côtés. Est-ce qu’il te restait des hommes à tuer, ou bien Hellouin était-il le dernier ?
— Le dernier, dit Lawrence avec un imperceptible sourire. Les ai tous eus.
Adamsberg hocha la tête et comprit que Lawrence ne perdrait plus jamais son calme.
Lawrence répondit aux questions des flics pendant plus de vingt heures sans tenter de nier quoi que ce soit. Paisible, distant, et coopérant à sa manière. Il demanda une chaise propre, parce qu’il trouvait que celle qu’on lui avait donnée était cradingue. La gendarmerie aussi, cradingue.
Il donnait ses réponses par quarts de phrases elliptiques mais précis. Comme il n’apportait cependant aucune aide spontanée et ne proposait aucun commentaire, attendant passivement qu’on l’interroge, plus par mutisme naturel que par mauvaise volonté, les flics mirent plus de deux jours à lui arracher, bout par bout, son histoire tout entière. Camille, Soliman et le Veilleux furent entendus au cours de la journée du mardi, à titre de témoins principaux.
Au soir du troisième jour, Hermel se proposa pour dicter un premier et bref rapport liminaire à la place d’Adamsberg. Adamsberg, qui répugnait à ce type d’exercice logique et synthétique, accepta son offre avec gratitude et s’adossa au mur du bureau. Hermel parcourut rapidement ses notes et celles de son collègue, les étala sur la table et enclencha la cassette.
— Quel jour on est, mon vieux ? demanda-t-il.
— Mercredi 8 juillet.
— Bon. Vite fait, mon vieux, on met en boîte, on complétera demain. « Mercredi 8 juillet. 23 h 45. Gendarmerie de Châteaurouge, Haute-Marne. Rapport faisant suite à l’interrogatoire de Stuart Donald Padwell, trente-cinq ans, fils de John Neil Padwell, nationalité américaine, et de Ariane Germant, nationalité française, inculpé d’homicides volontaires avec préméditation. Interrogatoire conduit les 6, 7 et 8 juillet par le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg et l’adjudant-chef Lionel Fromentin, en présence du commissaire Jacques Hermel et du capitaine Maurice Montvailland. John N. Padwell, père de l’inculpé, fut incarcéré à la prison d’Austin, en 19… — vous me donnerez les dates, mon vieux —, pour le meurtre avec préméditation de l’amant de sa femme, Simon Hellouin, perpétré sous les yeux de son enfant, alors âgé de dix ans. »
Hermel coupa le magnétophone, interpella Adamsberg d’un signe de tête.
— Vous vous figurez ça, mon vieux ? dit-il. Devant le gosse. Où est-il allé ensuite, le petit ?
— Il est resté avec sa mère jusqu’au procès.
— Mais après ? Quand elle s’est barrée ?
— Dans une institution, une sorte d’orphelinat d’État.