— Il a peut-être pas réussi, dit-elle en baissant le ton. Peut-être qu’il ne pouvait pas.
Camille ne répondit pas.
— Il y en a qui disent autre chose, reprit Lucie.
— Par exemple ?
— Autre chose, répéta Lucie en haussant les épaules. En tout cas, reprit-elle après un silence, depuis qu’il y a les loups, il a jamais signé une pétition contre. Et il y en a eu, des pétitions, des rassemblements. Mais lui, c’est à croire qu’il était pour les loups. Aussi, à force de vivre comme un sauvage là-haut, sans femme ni rien. Les gosses, ils ont interdiction d’y monter.
— Il n’a pas l’air d’un sauvage, dit Camille, en observant le maillot repassé, la veste propre, le menton rasé.
— Et aujourd’hui, continua Lucie sans écouter Camille, le voilà avec son fusil et son clébard. Il est pas gêné, Massart.
— Personne ne lui parle ? demanda Camille.
— Ça sert à rien. Il aime pas les gens.
Soudain, sur un signe du maire, on écrasa les mégots, on fit partir les moteurs, on se tassa ventre contre ventre dans les voitures, pas plus de deux à l’arrière, avec les chiens. Les portières claquèrent, ça démarra de tous côtés. Pendant un moment, la place pua le diesel et puis ça s’estompa.
— Vont-ils seulement le choper ? soupira Lucie, dubitative, croisant ses bras sur son comptoir.
Camille s’abstint de répondre. Elle ne parvenait pas à choisir son camp de manière aussi tranchée que Lawrence. De loin, elle aurait défendu les loups, tous les loups. De près, elle trouvait ça moins simple. Les bergers n’osaient plus quitter les troupeaux en transhumance, les brebis boudaient l’agnelage, les égorgements se multipliaient, les chiens de défense pullulaient, les gosses ne se baladaient plus en montagne. Mais elle n’aimait pas les guerres, les exterminations, et cette battue en était le premier pas. Sa pensée alla vers le loup, comme pour le prévenir du danger, cours, tire-toi, vis ta vie, camarade. Si seulement ces cossards de loups s’étaient contentés des chamois du Parc. Mais non, ils allaient au plus facile, et c’était le drame. Mieux valait regagner la maison, fermer les portes, penser au boulot. Bien qu’aujourd’hui, composer ne lui disait rien.
Donc, plomberie. C’était le salut.
Elle avait plusieurs commandes devant elle : un circulateur à changer chez le buraliste, un chauffe-eau à gaz qui frisait l’explosion à chaque allumage — ici, c’était le grand truc —, et une vidange qui refoulait, ici même, au café.
— Je vais arranger cette vidange, dit Camille. Je vais chercher mes outils.
Vers huit heures du soir, personne n’était encore revenu de la battue, ce qui laissait croire que l’animal donnait du fil à retordre. Camille achevait son dernier travail, fixait la calandre de la vieille chaudière, réglait la pression. Plus que deux heures à attendre. Ensuite, la nuit tomberait, faudrait abandonner les recherches jusqu’au lendemain.
Depuis le lavoir qui dominait le village, Camille guetta le retour. Elle avait posé du pain et du fromage sur le rebord de pierre encore chaud, et elle mangeait petit à petit, pour prendre patience. Un peu avant dix heures, les voitures envahirent la place, les portières claquèrent, les types s’arrachèrent péniblement de leurs sièges, moins flambants. À leurs pas traînants, aux voix plates, aux plaintes des chiens exténués, Camille comprit que la battue avait fait chou blanc. La bête rusait. Mentalement, Camille lui adressa un télégramme de félicitations. Vis ta vie, camarade.
Alors seulement elle se décida à rejoindre la maison. Avant de brancher le synthétiseur, elle appela Lawrence. Pas d’incursions de chasseurs, Sibellius non repéré, pas plus que Crassus le Pelé. En ce premier jour de guerre, les combattants avaient respecté leurs marques.
Mais rien n’était joué. La battue reprenait à l’aube. Et le surlendemain, samedi, il y aurait cinq fois plus d’hommes disponibles. Lawrence restait là-haut, sur place.
VIII
Les deux dernières journées de la semaine — avant la paix dominicale — furent marquées par les mêmes départs, les mêmes tensions, puis le même silence plombant le village. Dans l’après-midi du samedi, Camille prit la fuite et partit à pied dans la montagne jusqu’à la Pierre Saint-Marc, réputée guérir l’impuissance, la stérilité et les insuccès amoureux, pour peu qu’on veuille s’asseoir dessus correctement. Sur ce dernier point, apparemment délicat, Camille n’avait pas réussi à obtenir un éclaircissement sérieux. Enfin, si cette pierre pouvait arranger tout cela, elle saurait bien à tout le moins soulager la mauvaise humeur, le doute, l’ennui et l’absence d’inspiration musicale, qui n’étaient rien d’autre que des formes secondaires de l’impuissance.
Camille prit un bâton ferré et le Catalogue de l’Outillage Professionnel. C’était le genre de truc qu’elle aimait feuilleter par-dessus tout à l’occasion de moments privilégiés, au petit déjeuner, à l’heure du café, ou n’importe quand lorsque son humeur chancelait. Hormis cela, Camille avait des lectures à peu près normales.
Ce penchant pour les matériaux et techniques indisposait Lawrence qui avait jeté d’autorité le Catalogue à la poubelle, parmi d’autres prospectus publicitaires. Cela lui suffisait que Camille soit plombier sans qu’elle convoite en outre l’équipement de tous les autres corps de métier. Camille l’avait récupéré, un peu taché, sans en faire une histoire. L’espérance excessive que Lawrence plaçait en toutes les femmes le portait paradoxalement au conformisme : il les logeait à un étage supérieur de la création, leur attribuant la capacité de dominer la réalité instinctive, leur confiant la charge de hisser les hommes hors de la matière fruste. Il les voulait sublimes et non pas communes, il les espérait presque immatérielles et non pas pragmatiques. Une idéalisation tout à fait incompatible avec le Catalogue de l’Outillage Professionnel. Camille reconnaissait à Lawrence son droit légitime à rêver mais s’estimait tout autant fondée à aimer les outils, comme n’importe quel connard, aurait dit Suzanne.
Elle fourra le catalogue dans un sac, avec de l’eau et du pain, et quitta le village par une volée d’escaliers qui grimpait rude vers l’ouest. Elle dut marcher presque trois heures pour atteindre la pierre. C’est que la fécondité ne se mérite pas en deux claquements de doigts. Une pierre de ce genre ne se trouve jamais dans le jardin de son voisin, ce serait tricher. Elle est toujours planquée dans des endroits impossibles. Parvenue au sommet du mont où se dressait la pierre usée, Camille se trouva face à un panneau tout neuf, qui mettait délicatement en garde les promeneurs contre les nouveaux chiens de défense adoptés par les bergers. Le texte se concluait sur cette note d’espoir : Ne criez pas, ne jetez pas de pierres. Après un temps d’observation, en général, ils partiront d’eux-mêmes. Et en particulier, compléta Camille, ils me sauteront dessus. Instinctivement, elle ajusta sa prise sur son bâton ferré et jeta un coup d’œil autour d’elle. Entre loups et chiens errants, la montagne redevenait un combat.
Elle grimpa sur la pierre, dominant toute la vallée. En contrebas, la cohorte des voitures des hommes de la battue dessinait une ligne blanche. Des éclats de voix parvenaient jusqu’à elle. Au fond, elle ne se trouvait plus si tranquille que cela, seule, là-haut. Au fond, elle avait un peu peur.
Elle sortit l’eau, le pain, le catalogue. C’était un catalogue très complet, avec des sous-parties sur l’air comprimé, le soudage, les échafaudages, le levage et des tas de rubriques prometteuses de cette sorte. Camille lisait tout, y compris les descriptifs les plus détaillés comme Débroussailleuse thermique 1,1 Cv Barre anti-recul Transmission rigide antivibrée avec renvoi Allumage électronique Poids 5,6 kg. Ce genre de notice, dont ces catalogues fourmillaient, lui apportait un vif contentement intellectuel — comprendre l’objet, son agencement, son efficacité — en même temps qu’une satisfaction lyrique intense. S’ajoutait le rêve sous-jacent de résoudre tous les problèmes planétaires avec le Tour combiné fraiseuse ou la Clef de mandrin universelle. Le catalogue, c’était l’espérance de contrer par la force combinée à la ruse tous les emmerdements de l’existence. Espérance fallacieuse, certes, mais espérance tout de même. Camille puisait ainsi son énergie vitale à deux sources : la composition musicale et le Catalogue de l’Outillage Professionnel. Dix ans plus tôt, elle comptait aussi sur l’amour, mais elle en avait beaucoup rabattu sur ce vieux truc rabâché de l’amour. L’amour vous donnait des ailes pour vous scier les jambes, ça ne valait donc pas trop le coup. Beaucoup moins le coup qu’un Cric hydraulique 10 tonnes, par exemple. En gros, avec l’amour, si vous n’aimiez pas quelqu’un, il restait, et si vous aimiez quelqu’un, il s’en allait. Un système simple, sans surprise, qui engendrait immanquablement un grand ennui ou une catastrophe. Tout cela pour vingt jours d’émerveillement, non, ça ne valait pas le coup. L’amour qui dure, l’amour qui fonde, l’amour qui fortifie, anoblit, sanctifie, épure et répare, enfin tout ce qu’on s’imagine sur l’amour avant d’avoir vraiment essayé de se servir du truc, c’était une foutaise. Voilà où Camille, après de longues années d’essayages, après pas mal de déboires et une rude détresse, en était arrivée. Une foutaise, une duperie pour naïfs, une trouvaille pour narcissiques. Autant dire que Camille était devenue, en ce qui regardait l’amour, une semi-dure à cuire et elle n’en éprouvait ni regret ni satisfaction. Avoir tenu le coup à la cuisson ne l’empêchait pas d’aimer Lawrence avec sincérité, à son idée. De l’apprécier, de l’admirer même, de se chauffer contre lui. En aucune façon d’espérer quoi que ce soit. Camille n’avait gardé de l’amour que les envies immédiates et les sentiments à courte portée, emmurant tout idéal, toute espérance, toute grandeur. Elle n’attendait presque rien de presque personne. Elle ne savait plus aimer qu’ainsi dans un état d’esprit profiteur et bienveillant, touchant aux limites de l’indifférence.