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Gérard de Villiers

Embuscade à la Khyber Pass

Chapitre premier

Le policier en faction à l’entrée de la gare routière de Peshawar jeta un coup d’œil surpris et un peu méprisant au passager qui venait de débarquer d’un rickshaw, modeste triporteur équipé d’un habitacle enluminé de dessins naïfs et de placages en chrome. Une sorte de hippie vêtu d’une tenue pakistanaise en loques – large pantalon bouffant et chemise descendant au genou, y compris le petit pancol[1] sur le sommet du crâne. Les cheveux noirs trop longs descendaient en cascades huileuses sur les épaules. Lorsque le hippie passa devant le policier, une musette à l’épaule, ce dernier fut frappé par la blancheur de sa peau, tranchant sur la barbe noire et par l’expression de ses yeux sombres, des yeux de fou, clignotant sans arrêt. L’étranger tirait nerveusement sur un mégot, tenu par une main tremblante aux ongles en deuil.

Il adressa au policier un vague sourire et s’éloigna dans la cohue de la gare routière. Ce dernier le suivit des yeux, mais ne l’arrêta pas. Il était seulement chargé d’empêcher les vols les plus voyants. Ce hippie venait probablement acheter un peu de haschich à un camionneur arrivant d’Afghanistan et ce n’était pas son problème.

John Davidson s’arrêta pour allumer une nouvelle cigarette à son mégot, examinant les lieux. Un enclos de barbelés délimitait un terrain situé entre Railway Road et la voie de chemin de fer le long de laquelle s’étendait un entrepôt. Plusieurs camions étaient en train de charger, d’autres, sur cales, attendaient une hypothétique réparation. Des chauffeurs récupéraient, allongés à même le sol sur des vieux bouts de tapis.

C’est d’ici que partait tout le trafic à destination de l’Afghanistan.

John Davidson eut un regard d’envie pour un chauffeur de camion installé sur une toile, en train de fumer un peu de haschich, le regard dans le vague, à côté d’un énorme semi-remorque Mercedes chargé de cartons de thé. Se donnant du courage pour affronter l’étape de Kabul ! Neuf heures de conduite, d’abord à travers la Khyber Pass, aux innombrables virages en épingles à cheveux, puis, sur le territoire afghan la dangereuse portion de route entre le poste-frontière de Torkham et Jalalabad, théâtre d’embuscades incessantes et enfin l’infecte déviation jusqu’à la capitale afghane.

Une quinzaine de camions étaient en cours de chargement. Pratiquement, tout le thé et les légumes consommés à Kabul venaient de Peshawar, et de la vallée de l’Indus. John Davidson contourna le semi-remorque, cherchant le véhicule qui l’intéressait.

Il essuya son front trempé de sueur. Bien qu’il soit presque six heures du soir, il faisait encore près de quarante degrés et la sécheresse de l’air vous racornissait les muqueuses. Traînant les pieds, le jeune hippie se faufila entre les camions superbement enluminés de dessins naïfs et de motifs en chrome amoureusement découpés. Les chauffeurs les plus coquets avaient remplacé leurs portières en tôle par des portes en bois sculptées !

Personne ne prêtait attention à John Davidson. Il fallait vraiment s’approcher de très près pour découvrir sous le pancol beige maculé de transpiration un visage européen. Zigzaguant entre les camions et les groupes de chauffeurs, il arriva derrière le hangar de chargement. Le soulagement lui fit oublier quelques brefs instants la chaleur. Un vieux Bedford chargé d’énormes madriers de bois était garé dans un coin d’ombre. John Davidson tira un papier et vérifia le numéro : 8261, plus le caractère dari[2] signalant l’immatriculation de Kabul.

Son chauffeur était accroupi, en train de préparer du thé. Un jeune barbu au gros nez. John Davidson s’installa à côté de lui.

— Salam aleykoum…

— Aleykoum salam, marmonna poliment l’autre sans s’interrompre, après un bref regard.

Le hippie continua en pachtou :

— Tu viens de Kabul ?

— Oui.

— Il y a longtemps que tu es arrivé ?

— Une heure.

— Et les mudjahidins ?

Le chauffeur se renfrogna :

— Ils étaient là après Jalalabad. Il a fallu leur donner deux mille cinq cents afghanis.

Entre la frontière et Jalalabad, les Soviétiques avaient renoncé à contrôler la route. John Davidson eut un hochement de tête compatissant, attendit que l’autre ait versé son thé dans un verre. Le chauffeur lui tendit la théière :

— Tchai shang[3] ?

— Baleh[4].

Le hippie prit un quart de métal dans sa musette. Comme toujours, le thé était brûlant et trop sucré.

Les deux hommes burent en silence. Au Pakistan, on n’était jamais pressé. Surtout pour les choses importantes. Quand le chauffeur eut vidé son verre, John Davidson demanda d’une voix égale :

— Tu as pris ton chargement à Chardefa ?

C’était un des quartiers sud de Kabul.

— Oui, confirma l’Afghan.

Le chauffeur ne semblait pas étonné de la question. John Davidson cracha par terre, la gorge sèche. Il avait perdu toute son éducation anglaise. Dans ses moments de lucidité il réalisait qu’il n’était qu’une épave qui terminerait sur un tas d’ordures dans le bazar, d’une overdose. Le consulat britannique, trois mois plus tôt, lui avait offert un billet pour Londres. Le hippie l’avait revendu aussitôt… Depuis cinq ans, il « tournait » entre Kabul, Peshawar et le Cachemire. Tous les jours un peu plus détruit.

Une vague angoisse commençait à l’envahir. Où était celui qu’il était venu chercher, son copain Bryan ? Il alluma une nouvelle cigarette, en tira hâtivement une bouffée et se pencha vers le chauffeur.

— Avant de partir, tu n’avais pas rendez-vous avec quelqu’un au Shahzada Market ?

Le marché au change de Kabul, siège de tous les trafics. L’Afghan lui jeta un regard aigu, reversa un peu de thé dans son verre, le jeta, puis le remplit de nouveau. John Davidson gratta furieusement son torse malingre et blanchâtre. Pourquoi Bryan ne l’avait-il pas attendu ?

— Si, laissa tomber le chauffeur. J’ai vu quelqu’un à Shahzada.

— Où est-il ?

L’Afghan jeta un regard étonné à son interlocuteur, acheva son verre de thé, et commença à le nettoyer avec un chiffon qui devait abriter un million d’amibes au centimètre carré.

— Je ne sais pas, il ne m’a pas dit où il allait…

Il commençait à regretter d’avoir rendu service. Les problèmes, ce n’était pas son fort… John Davidson tira nerveusement sur sa cigarette, de l’affolement plein ses yeux noirs.

— Comment, tu ne l’as pas pris avec toi ?

Bryan devait se cacher entre les madriers du chargement jusqu’à Peshawar. À la frontière, dans ce sens-là, les contrôles n’étaient jamais sévères. L’Afghan hocha la tête négativement.

— Non, il m’a donné un paquet. C’est pour toi ?

— Oui, fit instinctivement le hippie.

— Comment je peux le savoir ? fit l’autre méfiant.

John Davidson fouilla dans son charouar[5] et en sortit un billet de dix roupies[6] en boule qu’il lissa et tendit au chauffeur :

— C’est pour toi.

Argument sans réplique. Pour les Pakistanais ou les Afghans, tous les étrangers ne pouvaient être que cousus d’or, même quand ils paraissaient aussi misérables qu’eux. L’Afghan prit le billet, se leva, gagna son camion, ouvrit un coffre sur le côté et en sortit un gros carton qui avait contenu des boîtes de thé. John Davidson l’avait suivi. Il saisit le carton et le soupesa. Pas très lourd. Le chauffeur, déjà, se désintéressait de lui, en train de rouler le tapis sur lequel il avait bu son thé.

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1

Calot plat en toile.

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2

Langue parlée en Afghanistan.

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3

Thé rouge ?

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5

Large pantalon pakistanais.

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6

Environ un dollar.