— Il est tard…
— Je sais, dit Malko, mais j’avais une nouvelle importante à vous donner.
— Laquelle ?
— Je vous la dirai, si vous venez dîner avec moi.
Yasmin secoua la tête avec un sourire ambigu.
— Voyons, je vous ai dit que…
— Si tout se passe bien, Bruce sera ici demain, dit Malko.
Les prunelles noires se figèrent :
— Vous plaisantez ! Comment ?
Cette fois, il tint bon.
— Vous n’en saurez plus que si vous venez.
Ils se défièrent du regard d’interminables secondes. Il sentait la jeune Afghane déchirée entre la curiosité et sa crainte étrange de se montrer. Finalement, il prit sur un fauteuil le tchador vert et le lui tendit.
— Mettez ceci, dit-il, personne ne vous verra.
Elle saisit le vêtement mais ne bougea pas.
— Vous allez vous changer et venir, insista Malko.
Comme elle demeurait immobile, il prit un pan de son sari et le rejeta sur une épaule, découvrant encore plus de sa poitrine ! Yasmin fit un pas en arrière, mais l’expression trouble de ses yeux ne se modifia pas. Fixant Malko avec une intensité presque gênante. Elle n’avait pas lâché le vêtement vert. Nouveau silence, qui n’en finissait pas. Puis, elle dit enfin à voix basse :
— Bien. Mais je ne veux pas sortir en même temps que vous. Attendez-moi dans le taxi.
— Vous venez vraiment ?
— Bien sûr.
Sur le pas de la porte, ils échangèrent encore un long regard.
Le chauffeur ne parut aucunement surpris de voir surgir de l’obscurité un fantôme verdâtre qui s’installa à côté de Malko. Yasmin s’était parfumée.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Il y a un restaurant chinois dans Quaid-E-Azam, suggéra-t-elle. Le Hong-Kong. On y mange pas mal. Je préfère ne pas aller au bazar…
Elle dit quelques mots au chauffeur. Sa voix était déformée par son accoutrement. Malko éprouvait une sensation bizarre assez érotique. Il sentit une hanche élastique s’appuyer contre lui. Le masque vert se retourna. Agaçant de ne pouvoir deviner aucune expression. Il se pencha comme pour l’embrasser et elle recula, mais sans excès. Puis sa main se posa sur celle de Malko avec légèreté :
— Maintenant, dites-moi.
— Bruce Kearland arrivera demain matin à Landikotal, annonça Malko. Je vais le chercher.
Il fit le récit de sa visite à Sayed Gui qu’elle écouta sans l’interrompre. Il tut simplement le grave état de santé de l’Américain et lorsque le taxi s’arrêta, demanda :
— Voulez-vous m’accompagner à Landikotal ?
Elle secoua la tête.
— Non. C’est dangereux. Je préfère l’attendre ici, l’accueillir quand il arrivera. Je vais tout préparer.
Le restaurant ne payait pas de mine. Brusquement, Malko n’avait plus envie de sortir du taxi, de rompre ce moment d’intimité.
Dans le rétroviseur, le chauffeur leur jetait des regards intrigués. Il n’y avait pas tellement d’étrangers qui sortaient avec des Pakistanaises, à Peshawar, fief pachtou et machiste. Encore une candidate à la lapidation.
Ils finirent par descendre. La chaleur avait à peine baissé de quelques degrés. Malko laissa passer Yasmin devant lui, effleurant sa hanche, et réalisa qu’il éprouvait un violent désir pour cette femelle dépersonnalisée par le voile.
On se serait cru à la Pointe du Raz par grand vent. Deux puissants ventilateurs balayaient la table où Malko et Yasmin s’étaient installés, comme une tornade glacée, plaquant contre le visage de la jeune femme son voile vert. Celle-ci s’était un peu dégelée bien qu’il n’y ait pas une goutte d’alcool. Par miracle il y avait du Perrier ! La carte annonçait fièrement : « Eau bouillie et filtrée. »
Ça valait trois étoiles à Peshawar, si c’était vrai. Barrière contre les amibes et autres bestioles.
Yasmin semblait nerveuse, mangeait à peine, écartant son voile pour porter les aliments à sa bouche. Ils n’avaient pas reparlé de Bruce Kearland.
— Qu’avez-vous ? demanda Malko.
— J’ai peur, souffla-t-elle.
Il la regarda, étonné.
— Peur ? De quoi ?
La voix baissa encore d’un ton.
— Des agents du Khad. Ils sont partout à Peshawar. Ils traquent les gens comme moi qui travaillent avec les Américains ou la Résistance des mudjahidins. On sait que je suis afghane. On m’a contactée pour me demander de me rallier au régime de Babrak Karmal. Quand j’ai refusé, ils m’ont menacée. C’est une des raisons pour lesquelles je ne sors pas. Ils ne viendront pas m’assassiner dans mon hôtel ou à Islamabad, mais au bazar, un coup de couteau est vite arrivé. On ne retrouve jamais les assassins, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme, ce ne serait pas la première fois.
Voilà l’explication.
— Vous ne risquez rien avec moi, affirma Malko.
— Non, mais vous ne serez pas toujours avec moi. Enfin, Inch Allah…
De nouveau, il demanda :
— Venez avec moi à Landikotal.
Le fantôme vert secoua la tête.
— Impossible. Je suis une femme. Il n’y en a pas parmi les mudjahidins. Sauf les étrangères. Je n’en peux plus de Peshawar. Je veux retourner à Islamabad. Au moins, là-bas, les femmes peuvent mener une vie normale, sortir sans être voilées. Ici, c’est le bout du monde.
— Vous êtes amoureuse de Bruce ? demanda brutalement Malko.
Il y eut un silence, troublé seulement par les éternuements de la clientèle. Il regardait la bouche charnue, seule partie du visage à être visible. C’était fascinant, presque une offrande. Puis les belles lèvres laissèrent tomber d’une voix égale :
— Non.
— Pourquoi vivez-vous avec lui ?
À travers le croisillon tissé, il essayait de deviner son regard puis revenait vers sa bouche. Les commissures s’en abaissèrent et le ton lui sembla altéré.
— Je n’avais pas le choix quand je l’ai rencontré. J’avais tout perdu. Il m’a recueillie et je suis restée deux ans à Beyrouth avec lui. Ensuite, il a été nommé à Islamabad, il m’a offert de le suivre. Je n’avais aucun autre plan, et je ne pensais pas que ce serait ainsi. Il m’a demandé de l’aider dans son travail et nous sommes venus ici. Il part des semaines et me laisse dans un hôtel d’où je ne peux pas sortir. C’est horrible. J’étouffe.
Sa voix était devenue véhémente, sincère.
Brusquement, elle se replongea dans son poulet au curry et ne répondit plus aux questions de Malko. Ils achevèrent de dîner en silence.
— Vous partez avec des hommes de Sayed Gui ? demanda-t-elle enfin.
— Je pense, dit Malko.
— Faites attention. Les Pachtous de Landikotal sont furieux contre le gouvernement, donnent des informations de l’autre côté. Plusieurs mudjahidins ont été tués ainsi.
Le restaurant s’était vidé. On se couchait tôt à Peshawar… Ils retrouvèrent la chaleur sèche de la nuit. Sans un souffle d’air. Le chauffeur dormait à poings fermés. Automatiquement, sans qu’ils demandent rien, il les ramena au Dean’s. Yasmin se tourna vers Malko.
— Good night, revenez vite avec Bruce.
— Je vous raccompagne, dit-il.
Elle ne protesta pas. Elle semblait paralysée dès qu’un homme disait quelque chose. Ils marchèrent jusqu’à l’entrée. Le réceptionniste dormait. Le couloir brillait d’une vague lueur jaunâtre. Yasmin pénétra dans sa chambre, Malko sur ses talons, puis se retourna, probablement avec l’intention de lui dire bonsoir. Un court instant, leurs regards se croisèrent. Ils se trouvaient à quelques centimètres l’un de l’autre.