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Chapitre V

Elko Krisantem testa la solidité de son lacet, en tenant les deux extrémités enroulées autour de ses poings. Il se sentait rajeuni de dix ans. Enfin un peu d’action ! Il moisissait au château de Liezen, n’ayant qu’à menacer d’étranglement de temps à autre un plombier récalcitrant. Rien de substantiel pour un homme de sa qualité. Il s’approcha de la fenêtre. Le ciel était immaculé, il allait faire une journée radieuse. Remettant son lacet dans sa poche, il glissa dans sa ceinture son vieux parabellum Astra qu’il avait passé dans sa valise, en cachette de son maître. Réflexe excusable : on a du mal à se séparer d’une arme avec laquelle on a expédié ad patres une bonne vingtaine de ses semblables. Par moment, le vieux Turc avait une sentimentalité de midinette.

Il frappa un coup léger à la porte de communication et Malko lui ouvrit aussitôt. Lui aussi était prêt, emportant une trousse fournie par Fred Hall, avec de la morphine et des antibiotiques. Dans le couloir, un « homme de chambre », prosterné en face de L’ascenseur, faisait sa prière.

L’ascenseur arriva. Surprise, il n’était pas vide ! Une Orientale au visage fin, drapée dans un peignoir de bains, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, l’occupait, grandie par les hauts talons de ses mules. Malko enveloppa son corps et son visage d’un regard attendri. Enfin une femme qui ne portait pas de voile ! Au rez-de-chaussée, elle se dirigea vers la piscine, un paquet de livres sous le bras.

Un petit bonhomme au nez busqué, avec une moustache tombante à la Gengis Khan s’avança vers eux et bredouilla :

— Mr Malko ?

En Afghanistan, on n’utilisait que le prénom.

— Oui.

— Je suis venu avec la voiture. De la part de Mr Sayed. Mon nom est Wassé.

Le solennel portier à la barbe d’un très bel orange teinté au henné, affublé d’une curieuse tenue bariolée, les salua, avec respect. Wassé leur ouvrit la porte d’une Colt Mitsubishi décorée comme un arbre de Noël. Des guirlandes d’ampoules couraient tout le long de la lunette arrière, s’allumant au moindre coup de frein, le volant était recouvert de fourrure et d’innombrables enjolivures de chrome égayaient la peinture verte. Wassé tourna à droite dans Khyber Road, avenue ombragée, comme celles qui formaient la part la plus agréable de Peshawar. Des soldats à aigrette rouge montaient la garde entre deux vieux canons devant l’entrée de la propriété du gouverneur de la Province. On aurait juré que les Anglais étaient encore là. Ils bifurquèrent ensuite dans Jamrud Road, grande avenue poussiéreuse à deux voies bordées de commerces, filant vers l’ouest. À peu près au milieu la Mitsubishi fit demi-tour et stoppa en face de plusieurs boutiques de ferrailleurs. Wassé les fit passer entre deux échoppes, vers un bâtiment qui se trouvait derrière. Ils aboutirent dans une cour intérieure. Wassé se déchaussa, ils en firent autant et pénétrèrent dans une petite pièce. De vieux tapis en recouvraient le sol et des coussins étaient empilés le long des murs. Une vitrine renfermait quelques souvenirs de guerre : grenades, étuis vides, cocktail Molotov.

Deux hommes dormaient, allongés à même le sol. Ils se levèrent en hâte et vinrent serrer les mains de Malko et de Krisantem, à l’afghane, les tenant longuement entre les leurs. Un jeune garçon apporta du thé et ils attendirent tous en silence, échangeant des sourires complices.

Un grand barbu édenté apparut à son tour, un paquet de vêtements sur les bras et le posa devant les deux étrangers.

Presque aussitôt, un nouveau venu entra affublé d’un petit turban, des yeux rieurs, d’un nez complètement tordu et d’une barbiche.

— Je suis Rassoul, annonça-t-il, interprète. Mr Sayed veut je vous accompagne. Il faut ces vêtements vous mettez…

C’étaient deux costumes pakistanais, chemise jusqu’aux genoux et pantalon assorti, ressemblant à un pyjama pour obèse, fermé à la ceinture par une cordelière. Le tout d’un marron tristounet… Malko et Krisantem s’exécutèrent sous l’œil attendri de leur « interprète », observés d’un air grave par le grand vieillard. Ce dernier soupesa d’un air connaisseur leurs deux armes. C’étaient des gentlemen…

Lorsqu’ils furent équipés, il prit une longue bande de tissu qui était en réalité un turban et entreprit de l’enrouler sur la tête de Malko, puis de Krisantem.

Cela tenait horriblement chaud, mais c’était, paraît-il, indispensable pour dissimuler les cheveux blonds de Malko. Celui-ci parvint à coincer son pistolet dans la cordelière de son « pyjama », puis Rassoul lança :

— Vous viens…

Son anglais était plus que limité. Le vieux leur serra la main avec effusion. Deux Afghans barbus étaient déjà installés dans la Colt, un à l’avant, l’autre à l’arrière, Kalachnikov entre les genoux.

— Comment allez-vous le ramener ? demanda Malko.

— Il y a voiture, Landikotal, expliqua Rassoul dans son anglais laconique.

À six, serrés comme des sardines, ils repartirent dans Jamrud Road, vers l’ouest.

Direction la Khyber Pass et Landikotal.

Les constructions se clairsemaient et il y avait de plus en plus de vaches et de chèvres en plein milieu de la chaussée. La ligne imposante des montagnes apparut, dès la sortie de la ville, barrant tout l’horizon à l’ouest. Les premiers contreforts de l’Afghanistan. Landikotal ne se trouvait qu’à une cinquantaine de kilomètres, après les lacets de la Khyber Pass. Jusque-là, c’était un désert de cailloux, ocre et pelé. Ils laissèrent sur leur droite l’université, franchirent un canal et atteignirent le premier check-point.

Quelques soldats abrutis de chaleur arrêtaient au hasard un véhicule sur vingt pour d’interminables palabres. L’air farouche des deux mudjahidins à Kalachnikov dut les décourager car la voiture passa sans encombre, longeant ensuite l’immense camp de réfugiés de Nasr, mélange de tentes et de cahutes en torchis. Des chameaux, des chèvres, des poulets s’ébattaient en liberté, des femmes faisaient la queue à un puits, emmitouflées dans leurs voiles, un seau sur la tête.

En dépit des glaces ouvertes, Malko étouffait, emplissant ses poumons d’un air torride et sec. Encore un check-point ! En principe, ils n’arrêtaient pas les véhicules pakistanais. Rassoul adressa un sourire radieux à Malko.

— Nous passés !

Maintenant, la route sinuait dans un paysage désolé, semé de petits cimetières surmontés au-dessus de certaines des tombes par les fanions multicolores récompensant les mudjahidins tués dans la Djihad, la Guerre Sainte. Un peu plus loin, une arche de pierre, appuyée sur deux tours rondes crénelées, barrait la route. Rassoul se retourna :

— Jamrud Fort !

Ils traversèrent le petit village au pas. L’ambiance était bien différente de Peshawar. Tous les hommes portaient un fusil et des cartouchières avec souvent en plus un pistolet. Ils étaient dans la zone tribale, non soumise à l’autorité du gouvernement pakistanais. La route commençait à monter entre deux étendues caillouteuses. Ils doublèrent un bus grimpant péniblement, des passagers accrochés partout, sur les pare-chocs, aux portières ouvertes, en groupes sur le toit. Spectacle courant. Presque à chaque virage, se dressait un petit fort avec des meurtrières, des donjons, des mâchicoulis jaunâtres, ce qui donnait un air guerrier à ce paysage désolé. En dépit de l’altitude, la chaleur était toujours aussi violente. Personne ne disait mot dans le véhicule. Malko regardait pensivement les hautes montagnes qui commençaient à les cerner. À quelques kilomètres, se trouvait l’Afghanistan. Il y avait de moins en moins de voitures, et les virages se rapprochaient. Tantôt la route grimpait, tantôt elle redescendait au flanc d’une vallée sans un arbre. Par instants, il apercevait le ruban de la voie de chemin de fer reliant Peshawar à la frontière. Un seul train par semaine, le vendredi.