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Les pentes abruptes de la Khyber Pass semblaient prêtes à les écraser. Un silence total régnait dans la voiture. Il n’y avait presque pas de circulation sur le ruban goudronné et sinueux se faufilant au cœur de la massive chaîne montagneuse. Ils laissèrent derrière eux un panneau entier d’ex-votos peints en couleur sur la surface plane d’un rocher, à la mémoire des régiments de la Reine qui s’étaient fait décimer au siècle dernier, sur ces pentes désolées, par les indomptables Pachtous.

Une immense trouée apparut devant eux, à travers lesquels on pouvait deviner, malgré la brume de chaleur, la plaine de l’Indus. Malko humecta ses lèvres desséchées, en proie à une conviction profonde. La clef de la mort de Bruce Kearland se trouvait devant, à Peshawar.

* * *

Fred Hall, ses lunettes de myope collées à la culasse du fusil annonça :

— Il y a une marque, ici. Une sorte d’étoile avec un caractère arabe. Ce fusil vient de Darra. Là-bas, ça coûte deux mille roupies, à peine deux cents dollars. Les Pachtous trop pauvres pour s’offrir des armes russes achètent ça. Généralement, le canon éclate au bout d’une centaine de coups. Vous avez eu de la chance. On vous aurait attaqué avec une Kalach, vous ne seriez pas ici…

C’était aussi l’avis de Malko. Depuis une heure, le corps de Bruce Kearland reposait dans un cercueil provisoire recouvert du drapeau américain, dans une pièce réfrigérée du rez-de-chaussée. Fred Hall n’avait pas encore prévenu les autorités pakistanaises. Il reposa le fusil sur son bureau. Leur examen n’avait rien donné. Le chef de poste de la CIA éternua, et regarda Malko.

— Ça continue, dit-il. Le meurtre de Bruce confirme qu’il possédait des informations importantes concernant la conférence que nous avons mise au point. Il est le troisième à mourir à cause de cela. C’est une opération menée par le Khad, sur ordre du KGB.

— Probablement, reconnut Malko, mais c’est parti de Peshawar. Qui était au courant, à part nous ?

Fred Hall eut un sourire ironique.

— Probablement toute la ville, puisque les gens de Sayed Gui étaient dans le coup. Ici, un secret c’est quelque chose qui ne se répète qu’à une seule personne à la fois. Sayed lui-même sait qu’il est infiltré. Il doit être atterré de ce qui est arrivé.

L’Américain ôta ses lunettes et soupira :

— Nous sommes dans une belle merde.

— Il n’y a qu’une solution, proposa Malko. Retrouver les assassins de Kearland. On pourra peut-être savoir pourquoi ils ont agi.

— Comment ? Même Sayed avec ses moyens et ses réseaux n’y arrive pas.

Malko prit le fusil et le brandit sous le nez de l’Américain.

— Par ceci. Une chance minime, mais nous n’avons pas le choix. Je vais aller à Darra.

Fred Hall eut un hochement de tête sceptique.

— Ils en fabriquent des dizaines tous les mois. Tous pareils. Celui-ci est peut-être passé déjà entre plusieurs mains. Ils ne les vendent pas tous à Darra. Il y en a en dépôt ici, à Peshawar, à Landikotal aussi et dans d’autres villages pachtous. C’est comme retrouver une aiguille dans une meule de foin.

— Je vais quand même essayer, dit Malko. À propos, il faudrait prévenir Yasmin Munir.

L’Américain se rembrunit.

— Je sais. Est-ce que vous pourriez vous en charger ? Ce n’est pas très drôle, mais…

— Vous la connaissez bien ? demanda soudain Malko.

Le chef de station secoua la tête négativement.

— Pas vraiment, je sais que Bruce y était très attaché et que c’est une très belle femme. Pourquoi ?

— Je suppose qu’elle a fait l’objet d’un « criblage », étant donné son intimité avec quelqu’un de chez vous ?

— Évidemment !

L’Américain était presque choqué. Malko n’insista pas. Il essayait de se remémorer la taille de la femme en rouge. Il lui semblait bien qu’elle était plus petite que Yasmin. Et pourquoi la compagne de Bruce Kearland l’aurait-elle assassiné ?

Les deux hommes descendirent, stoppant quelques instants devant le cercueil recouvert de la bannière étoilée. Dans quelques heures il volerait vers les USA dans un avion militaire et le journal local de Phœnix, Arizona, publierait une touchante épitaphe pour cette victime de ses bons sentiments. Au moment de le quitter, Fred Hall dit à Malko :

— Arrangez-vous avec Sayed pour Darra. Et faites attention.

Malko reçut stoïquement sa douche de plomb fondu en regagnant sa voiture. Avant de voir Sayed Gui, il avait décidé d’aller annoncer à la belle Yasmin qu’elle était veuve.

* * *

Le Dean’s Hôtel semblait recroquevillé sous la chaleur inhumaine. Malko fila droit à la chambre 32. Il frappa. Un grand barbu ouvrit, il était en train de faire la chambre… Pas de Yasmin ! Le cœur de Malko se mit à battre plus vite. Écartant le barbu, il pénétra dans la pièce, l’inspecta rapidement, ainsi que la penderie.

Elle contenait des vêtements européens, et des tchadors. Rien de rouge. Dans son dos, le nettoyeur marmonnait. Malko prit quand même le temps d’ouvrir une valise : vide. Il ressortit, soulagé que la pulpeuse Yasmin n’ait pas ajouté le meurtre à l’infidélité. Il se heurta presque à elle en face de la salle à manger. Un voile sombre sur la tête, qui pouvait se rabattre, cachant le visage. Elle s’arrêta aussitôt, ses grands yeux noirs fixant Malko avec une expression intense.

— Vous êtes rentré ? Où est Bruce ?

— Au consulat, dit Malko, venez, je vais vous expliquer.

Il la ramena à la chambre où ils pénétrèrent sous l’œil horrifié de l’homme de chambre. Yasmin se débarrassa de son voile. Elle portait une sorte de robe d’hôtesse presque transparente sous laquelle pointait un soutien-gorge blanc, comme la première fois où Malko l’avait vue. Il se dégageait d’elle un intense magnétisme sexuel, dont elle était sûrement consciente. Adossée au mur, à quelque distance de Malko, elle répéta :

— Où est Bruce ?

Malko plongea ses yeux dorés dans les prunelles d’un noir liquide.

— Bruce est mort, annonça-t-il.

Il chercha en vain une réaction. Les seins se soulevèrent à peine plus vite sous le voile noir, mais le regard ne cilla pas.

— Mort, répéta Yasmin. Comment ?

— Assassiné, dit Malko, presque sous mes yeux. À Landikotal.

Cette fois, une ride se creusa entre les deux sourcils très noirs bien dessinés.

— Assassiné, fit-elle à voix basse, comme si c’était un mot obscène. Mais je croyais qu’il était blessé.

Malko lui détailla ce qui était arrivé. Elle s’assit sur le lit comme si elle avait les jambes coupées et murmura :

— Ce sont les gens du Khad.

— Comment ont-ils su qu’il se trouvait là-bas ? Il n’y est resté que quelques heures.

Les yeux noirs se posèrent sur lui, inexpressifs, résignés.

— Ils savent tout ce qui se passe à Peshawar. Ils pullulent dans l’entourage de Sayed Gui.

— Vous en connaissez ?

— Non.

— Sayed a été mis au courant devant moi, hier seulement, remarqua Malko. S’il y a des traîtres chez lui, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour s’organiser.

Yasmin Munir ne se démonta pas.

— Landikotal est à une heure de Peshawar. Ils sont nombreux et connaissent tout le monde chez les Pachtous…

Elle avait réponse à tout. Malko essaya de deviner ce qui se passait derrière les grands yeux. En vain. C’était un véritable Sphynx. La mort de Bruce Kearland semblait la laisser indifférente. Cependant, Malko n’en était pas autrement surpris : elle lui avait expliqué leurs rapports.