— Je veux trouver qui l’a tué, dit Malko.
La jeune Afghane lui jeta un regard sceptique.
— Ce sera difficile ! Jusqu’ici on n’a arrêté personne pour des attentats politiques à Peshawar. Les Pakistanais ne veulent pas d’histoires. C’est un monde hermétique, surtout si vous ne parlez pas la langue. Bruce croyait l’avoir compris. Il en est mort.
— Vous acceptez de m’aider, néanmoins ?
— Comment ?
— Vous vivez dans ce pays, vous êtes afghane et vous connaissez sûrement tous les contacts de Bruce Kearland.
Un léger sourire écarta les lèvres épaisses.
— Oui, mais je suis une femme. On ne me regarde pas, on ne me parle pas.
Lorsqu’elle était dévoilée, en tout cas, on la regardait. Mais sur le plan qui t’intéressait, Malko avait l’impression de se heurter à un mur, comme si Yasmin n’avait pas voulu se mêler des affaires des hommes.
— Il vaut mieux que vous partiez, maintenant, dit-elle doucement. On vous a vu entrer ici. Et puis, je dois aller au consulat. Voir Bruce.
Elle se leva, son regard essayant de tenir Malko à distance. Après ce qui s’était passé entre eux, c’était de la provocation… Agacé, il s’approcha et l’attira contre lui. De nouveau, au premier contact, elle sembla fondre, son corps s’appuya contre Malko avec une docilité lascive qui lui mit le feu au ventre. Lentement l’expression des grands yeux noirs changea, se troubla, comme si un rideau se levait sur une zone inconnue. Malko emprisonna doucement un sein entre ses doigts. Yasmin ferma les yeux et son corps parut s’amollir encore. Dès qu’une main d’homme l’effleurait, elle se transformait en docile poupée sexuelle. Malko était en train de se demander s’il allait maîtriser son désir quand un coup fut frappé à la porte.
Yasmin s’arracha aussitôt de lui, murmura d’une voix troublée.
— Partez.
Le sang aux tempes Malko se domina. L’homme de chambre était derrière la porte. Avant de sortir, Malko se retourna.
— Demain matin, j’irai à Darra, je viendrai vous voir ensuite ici.
Il se retrouva dans l’espace poussiéreux entourant le Dean’s avec un violent sentiment de frustration, saoulé par le vacarme incessant des rickshaws, des klaxons, la poussière brûlante et le vent qui asséchait la gorge. Peshawar était une chaudière brûlante, hermétique aux non-musulmans où s’affrontaient d’obscures factions afghanes, le KGB, le Khad et les intérêts supérieurs de trois ou quatre grandes puissances. Quelque chose lui disait que le meurtre de Bruce Kearland n’avait pas été planifié par les guérilleros analphabètes mais par des tueurs sophistiqués et audacieux.
Il était bien décidé à ne pas quitter Peshawar avant d’avoir élucidé le mystère.
— Charsadda Road, dit-il à son chauffeur.
Il était curieux d’apprendre ce que Sayed Gui pensait de l’assassinat de l’agent de la CIA.
Chapitre VII
Sayed Gui serra longuement la main de Malko entre les siennes, puis boitilla jusqu’à son vieux fauteuil. Il s’assit derrière son bureau, le visage grave. Dans un coin, Asad, le géant aux mains moites, la poitrine disparaissant sous les cartouchières, contemplait le vide en marmonnant des versets du Coran. Sans arrêt, des gens entraient et sortaient, déposant des bouts de papier sur le bureau du directeur du renseignement ou lui murmurant quelques mots à l’oreille. Un mudjahid apporta à Malko l’inévitable thé trop sucré et Sayed Gui laissa tomber :
— Je suis content de vous voir en vie, my dear friend. Quelle tristesse pour Mr Bruce.
— Avez-vous pu avoir des informations sur ce qui s’est passé ? répliqua Malko.
Le directeur du renseignement se mit à jouer avec ses lunettes d’écaille, en un geste qui lui était familier.
— Certainement, fit-il, certainement ! D’abord, l’homme qui a tiré sur vous avec un fusil n’agissait pas sous les ordres de Khaled Khan. Nous en avons eu la certitude absolue. Il faisait donc partie de ceux venus intercepter Mr Bruce.
— Qui ?
L’Afghan eut un geste d’impuissance.
— Je ne le sais pas encore. J’ai appris qu’un commando de trois hommes est venu de Kabul, sur ordre du Khad, pour une mission spéciale. On avait déjà trouvé leurs traces lors de l’assassinat du Britannique qui travaillait pour Mr Hall. C’est un de ceux-là qui se trouvait à Landikotal. Une voiture est venue de Peshawar avec deux hommes et une femme. Celle qui a tué Mr Bruce.
— Et cette voiture ? Par le numéro ?
Sayed sourit de bon cœur.
— Les Pachtous ne savent pas lire.
— Et cette femme ?
— Je n’en sais pas plus que vous. C’est très rare que le Khad utilise des femmes.
Malko but sagement son thé. Il restait la question de confiance.
— Peu de gens savaient que Bruce Kearland arrivait à Landikotal, remarqua-t-il. Pour monter cette action, il fallait une information précise. Comment ont-ils pu l’avoir ?
Sayed Gui esquissa un léger sourire.
— Je comprends votre question, dit-il. Mr Hall est persuadé que notre mouvement est infesté d’espions du Khad. Il y en a sûrement, mais je ne pense pas qu’ils aient eu connaissance du retour de Mr Bruce. Très peu de gens étaient au courant chez moi, les plus sûrs, ceux dont je jurerais comme de moi-même… Mais de votre côté, Mr Malko, vous ne voyez pas ?
Le regard de l’Afghan était si aigu que Malko se demanda soudain si l’autre ne le faisait pas suivre. Sa question n’était pas innocente.
— J’ai mis au courant son amie, Yasmin Munir, dit Malko.
Sayed Gui hocha longuement la tête comme s’il méditait ce que Malko venait de lui apprendre. Puis il lâcha :
— C’est toujours difficile, n’est-ce pas, de mettre des gens en cause…
— Que voulez-vous dire ?
Lourd soupir. Interruption due à un visiteur aussitôt reparti qu’arrivé. Puis Sayed Gui articula avec une lenteur voulue :
— Yasmin Munir a une amie très proche. Vous n’avez jamais entendu parler de Nasira Fadool ?
— Jamais. Qui est-ce ?
— Mr Hall la connaît bien, répondit indirectement Sayed Gui. C’est une Afghane réfugiée à Peshawar. Elle appartient à une très vieille famille royaliste. Elle a fait toute son éducation en Europe et occupait un poste important au ministère de l’Éducation, avant le coup d’État de Babrak Karmal. Elle a fui et a installé ici un centre d’informations de la Résistance.
Malko écoutait, surpris. Rien de suspect dans l’énoncé de Sayed Gui.
— Et alors ? demanda-t-il.
Nouveau soupir, rire gêné.
— C’est délicat, finit-il par dire. Je me suis demandé parfois si Nasira Fadool ne travaillait pas aussi pour le Khad. Un de ses cousins a épousé une nièce du docteur Najib qui est à la tête du Khad.
— C’est un peu léger, comme rapprochement, souligna Malko.
Sayed Gui eut un geste apaisant.
— Bien sûr, mais il y a eu déjà des incidents curieux à son sujet. Peut-être des indiscrétions par maladresse, ajouta-t-il aussitôt. Je ne voudrais pas vous influencer. C’est difficile de se faire une idée…
— En effet, fit Malko un peu sèchement.
Il était bel et bien en train de se faire intoxiquer… Comme pour chasser cette fâcheuse impression, l’Afghan continua aussitôt :
— En interrogeant l’escorte de Mr Bruce, j’ai appris une chose intéressante. Depuis son départ de Lowgar, leur convoi a été attaqué plusieurs fois par des hélicoptères soviétiques alors qu’il était peu important. Comme si les Russes avaient voulu l’empêcher d’atteindre la frontière. Ils semblaient avoir beaucoup de renseignements sur lui.