Cela recoupait les informations de Fred Hall, le chef de station de la CIA. Mais ne ressusciterait pas Bruce Kearland.
— Pouvez-vous me prêter votre ami Rassoul ? demanda Malko. J’ai besoin d’aller à Darra. Essayer de savoir à qui ce fusil a été vendu.
— C’est une bonne idée, approuva Sayed Gui. Je comptais m’en occuper moi-même, mais vous aviez le fusil ! ajouta-t-il en riant.
— Eh bien, nous verrons le problème ensemble, dit Malko.
— Parfait, parfait, assura l’Afghan.
Il se leva, boitilla jusqu’à Malko, lui mit la main sur l’épaule et dit d’une voix grave :
— Si les Soviétiques sont intervenus, dit-il, c’est qu’il s’agit d’une affaire très grave. Alors, faites très attention. Ils peuvent s’attaquer à vous aussi.
Malko en était conscient. Quelque chose le gênait dans la personnalité de Sayed Gui, sans qu’il arrive à définir quoi. Un peu trop onctueux et tortueux, peut-être. Et les insinuations au sujet de Yasmin l’agaçaient aussi. Il se demanda soudain s’il n’était pas tombé amoureux de la pulpeuse Afghane.
La route de Darra sinuait entre des tentes de réfugiés, coupant des rivières à sec, dans un paysage désolé et plat. Comme à l’accoutumée, la poussière ocre filait directement dans les poumons avec un peu d’air pour ne pas suffoquer. Rassoul avait retrouvé un peu de sa sérénité, mais triturait sans cesse sa barbiche. Wassé, le petit chauffeur au nez busqué semblait ravi de cette nouvelle escapade. Miracle des réseaux commerciaux Mitsubishi : la Colt avait retrouvé un pare-brise et une lunette arrière !
Le chauffeur lança soudain une interjection à Rassoul.
— Il y a un barrage devant ! traduisit aussitôt l’Afghan.
Malko avait laissé Elko Krisantem à l’Intercontinental. Il regarda devant lui, aperçut un panneau en urdu et en anglais :
Do Not Pass. Forbidden To All Non-Pakistani.
Une file de camions multicolores attendait patiemment au check-point. Le chauffeur les contourna et passa lentement devant trois soldats qui n’eurent pas un geste. Un quatrième surgit devant le capot et fit signe de s’arrêter.
— Où allez-vous ?
— À Kohat, fit le chauffeur. Touristes.
Le soldat jeta un coup d’œil distrait et fit signe de passer. L’embranchement pour Darra se trouvait trois kilomètres plus loin et n’était pas gardé… Les montagnes violettes se rapprochaient, la circulation était plus que clairsemée… Ils roulèrent ainsi une demi-heure, puis Rassoul annonça :
— Voici Darra !
Un village comme tous les autres en apparence, avec quelques chameaux, les charrettes à bras, la foule du marché. Puis brusquement, cela changeait. Toutes les boutiques longeant l’unique rue se ressemblaient : de vraies panoplies d’armes ! Fusils, mitraillettes, pistolets, munitions. Allongés sur des tapis, les marchands attendaient le badaud. Le chauffeur stoppa, l’air plutôt inquiet.
Malko était déjà dehors, flanqué de Rassoul. Ce dernier prit le fusil dans le coffre. Par où commencer ? Il y avait une trentaine de boutiques toutes semblables… Ils étaient en train d’hésiter lorsqu’ils furent abordés par une sorte d’épouvantail arborant un brassard rouge et un sourire édenté… Dialogue bruyant, puis Rassoul expliqua :
— C’est lui qui est chargé de dénoncer les étrangers aux soldats. Il demande dix roupies pour nous guider.
Tarif honnête… Malko lui apprit ce qu’il cherchait : la boutique qui avait vendu le fusil. L’épouvantail le prit et l’examina sous toutes les coutures. Visiblement, cela dépassait ses possibilités mentales. Ils se dirigèrent tous vers une échoppe tenue par un gros Pachtou. Thé brûlant, parlotes, hochements de tête. Il semblait plus au courant. Il les expédia trois boutiques plus loin. Nouvelles palabres.
Le propriétaire, nettement méfiant, regardait le fusil d’un air dégoûté. Il tint un long discours pour expliquer que si la griffe d’éjection s’était cassée, c’est qu’elle avait sûrement reçu un choc. On lui assura que la qualité de sa marchandise n’était pas en cause. Malko voulait seulement savoir qui l’avait acheté. Obstiné, le marchand continuait à ne pas répondre. Il leur servit du thé dans des quarts en fer blanc, fait avec de l’eau d’une propreté douteuse. Plusieurs billets de dix roupies changèrent de main et le gros Pachtou commença à mollir.
Enfin, il laissa tomber quelques mots :
— C’est bien lui qui l’a vendu, annonça Rassoul avec un sourire épanoui.
Le cœur de Malko battit plus vite.
— À qui ?
Cela posa un problème. Inquiet, le Pachtou voulait savoir pourquoi… Difficile de lui expliquer la vérité. Malko eut recours à l’arme absolue : le billet de cent dollars. Devant une telle munificence, le patron lui proposa une Kalachnikov soviétique à vingt-cinq mille roupies, une véritable fortune… Puis, pressé de questions, finit par lâcher ce qu’il voulait.
— Il l’a vendu à une femme ! annonça Rassoul.
La gorge de Malko se noua. Il but une gorgée de thé aux amibes. Le marchand le guignait, appuyé à des sacs de toile blanche contenant des armes destinées à des mudjahidins pauvres.
— Qui était cette femme ?
Le marchand répondit avec un sourire édenté et plein de commisération :
— Il n’a pas vu son visage. Elle était voilée. Mais elle parlait pachtou, ainsi que son compagnon.
— Elle n’était pas seule ? insista Malko.
— Non. Un homme l’accompagnait. Plus un chauffeur de taxi. Ils venaient de Peshawar.
C’était vague. Le gros Pachtou, émoustillé à l’idée de vendre sa Kalachnikov continuait, vantant la qualité de sa marchandise.
— Ils ont acheté le fusil, trois pistolets, une mitraillette Bren et un stylo-pistolet comme celui-là…
Il montrait à Malko un stylo noir, pistolet à coup déclenché par l’agrafe. C’était de quoi armer un vrai commando que la mystérieuse femme voilée avait acheté. Ils se retrouvaient au point de départ. Rassoul eut beau pousser le marchand dans ses derniers retranchements, il n’en sortit rien de plus et ils regagnèrent la voiture, déçus. Au moment de partir, l’épouvantail surgit de nouveau, quêtant quelques roupies de plus, ce qui donna une idée à Malko.
— Demandez-lui s’il se souvient de la visite de cette femme.
L’épouvantail s’en souvenait très bien ! Il avait même parlé avec le chauffeur de taxi. Ce dernier lui avait dit dans la conversation que l’homme habitait le Friend’s Hôtel et qu’ils avaient ensuite retrouvé la femme au bazar !
Il ne comprit pas pourquoi Malko lui donna cinquante roupies.
La façade en ruine du cinéma Ferdous disparaissait sous les effigies en carton des stars du film. Le vacarme de la circulation sur GT Road était assourdissant. Des marchands ambulants installés tout autour du cinéma, le plus grand de Peshawar, criaient pour attirer le chaland. Les bus, les camions et les rickshaws se bousculaient sur l’avenue, essayant de ne pas écraser la foule qui émergeait du bazar, en face. Malko et Krisantem s’engagèrent dans une rue défoncée qui partait de GT Road, le long du cinéma. Une enseigne branlante annonçait Friend’s Hôtel, à quelques mètres de là.
Escortés du guide, ils pénétrèrent sous la voûte où ils trouvèrent un peu de fraîcheur. Deux jeunes Pakistanais faisaient la sieste près d’un bureau à l’entrée de l’escalier. Ils se levèrent, stupéfaits de voir des étrangers. L’un d’eux parlait anglais et Malko s’adressa directement à lui.
— Nous cherchons une femme qui habite l’hôtel, annonça-t-il en bluffant.
Le Pakistanais ouvrit des yeux comme des soucoupes. Comme si on lui avait demandé un martien.