John Davidson, intrigué par la défection de Bryan, s’accroupit derrière le Bedford, à l’abri des regards et arracha la bande de scotch marron qui fermait le carton. Aussitôt, une odeur fade, un peu écœurante, s’en échappa. Le hippie écarta des chiffons qui calaient un objet de la taille d’un ballon de football, enveloppé dans un plastique transparent, et le sortit du carton.
En dépit des quarante degrés, il eut l’impression qu’on le trempait brutalement dans un bain glacé. Sa bouche s’assécha d’un coup et son larynx se bloqua.
Ce qu’il tenait à la main était une tête humaine, découpée très proprement, les yeux encore ouverts, les traits calmes. Celle de son ami Bryan.
Pendant plusieurs secondes, le jeune hippie ne put détacher les yeux de son abominable trouvaille. Le visage blafard semblait le fixer avec une gravité irréelle. Celui qui avait décapité son ami avait laissé le sang s’égoutter : il n’y en avait presque pas dans le plastique. Quelques mouches, gourmandes, se mirent quand même à tourner autour du macabre paquet. Horrifié, John Davidson le laissa retomber dans le carton, repoussa ce dernier sous le Bedford et se redressa, tremblant littéralement de tous ses membres.
Son regard croisa celui d’un homme qui l’observait. Un Afghan ou un Pakistanais d’une taille impressionnante, appuyé à la clôture de barbelés donnant sur la voie ferrée. Le hippie était tellement paniqué qu’il y prêta à peine attention.
L’homme fit un pas vers lui et, au même moment, le policier que John Davidson avait aperçu un peu plus tôt surgit près du Bedford. Il s’était finalement dit que cet étranger insolite restait un peu trop longtemps hors de vue. S’il découvrait un petit trafic, cela pouvait lui rapporter un modeste bakchich… John Davidson le prit de vitesse, filant à toutes jambes. Il ne ralentit que bien plus loin dans le Railway Road. Ses jambes flageolaient tant qu’il héla un taxi collectif. Assis au milieu des autres passagers, les battements de son cœur se calmèrent un peu. Soudain, il repensa au géant qui l’observait près du camion. Il avait sûrement vu la tête. On allait la trouver et la police risquait de faire le rapprochement. John Davidson était déjà passé par la prison de Peshawar et n’avait pas envie de recommencer.
La panique lui donnait envie de vomir. Bryan était mort. Son meilleur copain. Une épave comme lui, mais ils étaient nés tous les deux à Liverpool. Presque dans la même rue. Que s’était-il passé ? Jusqu’ici, il considérait les petits services qu’il rendait comme un jeu pas très dangereux et lucratif. Et voilà que brutalement, l’horreur faisait irruption dans sa vie minable.
Il se fit déposer à l’entrée du bazar, franchit le pont au-dessus de la voie du chemin de fer, et partit sur Shahrah-E-Pehlvi, vers le Dean’s Hôtel. Il fallait absolument prévenir son commanditaire de ce qui arrivait. Au Dean’s il y avait un téléphone discret dans une cabine.
Tout en marchant d’un pas rapide, John Davidson se retourna plusieurs fois sans rien voir d’autre que la foule habituelle. Les coups de Klaxon incessants et hargneux des rickshaws et des voitures lui donnaient la migraine.
Jamal Seddiq sortit sans se presser de la gare routière, dissimulant parfaitement sa fureur. Sans cet imbécile de policier, une seconde tête aurait rejoint celle amenée de Kabul. Sous son charouar, il dissimulait un long poignard à la lame effilée comme un rasoir.
Il arrêta un rickshaw et jeta au conducteur.
— Conduis-moi au Friend’s Hôtel.
Il carra sa masse impressionnante sur le siège étroit, puis ôta son turban afin d’essuyer la sueur qui coulait de son front.
Il mourait de chaleur à Peshawar, le climat de Kabul était infiniment plus frais ; seulement, il n’avait pas le choix. En plus, il comprenait mal le pachtou pakistanais, émaillé de mots urdus[7] et anglais et ne se sentait pas à l’aise dans cette ville bruyante, grouillante, écrasée de soleil.
Pour se consoler, il tâta au fond de sa poche une liasse de billets de cent roupies, dissimulée sous sa large « camiz » pakistanaise. En dépit de ce pactole, il avait hâte de terminer sa mission et de rentrer dans son pays.
Quatre ans auparavant, Jamal Seddiq était un pauvre hère, un hazara[8] qui gagnait sa vie comme portefaix au bazar de Kabul, avec comme seule perspective de porter des charges de plus en plus lourdes. Il n’avait même pas de maison et dormait dans des coins de boutiques, au hasard de ses déplacements. Puis, un beau jour, il était tombé sur un homme de son village monté à Kabul qui lui avait fait miroiter un avenir brillant s’il s’inscrivait au Parcham, le parti communiste afghan. Jamal Seddiq, analphabète, ne comprenait rien à la politique, mais comme il y avait une prime de cinq mille afghanis, il s’était inscrit.
Son copain était revenu à la charge une semaine plus tard, en lui offrant un travail bien payé : cent afghanis par jour ! C’était simple, il fallait travailler à la prison. Taper sur les prisonniers qu’on lui remettrait jusqu’à ce qu’ils soient prêts à parler. C’était pour la plupart des Pachtous, race que Jamal détestait cordialement. Aussi, s’était-il livré à cœur joie à sa nouvelle tâche, cognant comme un sourd sur de malheureux déserteurs de l’armée afghane afin de leur arracher les noms de leurs complices dans la Résistance…
Certes, il y avait eu des bavures ; car Jamal n’avait pas le sens des nuances. Un prisonnier sur cinq mourait avant d’avoir pu parler… Mais, dans l’ensemble, ses employeurs étaient satisfaits de lui. Il avait même reçu une fois les félicitations d’un lieutenant soviétique.
Quelques mois plus tard, il avait rencontré, dans les arcades du bazar, un inconnu qui lui avait offert un Pepsi et l’avait averti que la Résistance avait mis sa tête à prix. Le seul moyen de la sauver était de rejoindre les mudjahidins. On lui pardonnerait ses forfaits s’il arrivait avec une « Douchka[9] ». Comme il ne semblait pas comprendre, son interlocuteur l’avait qualifié de traître et menacé. Vexé et fou de rage, Jamal l’avait étranglé sur place. Lorsqu’il avait rendu compte de l’incident, il avait été chaudement félicité et officiellement enrôlé dans le Khad, la gestapo afghane formée par le KGB soviétique.
Il n’y avait qu’une seule ombre à ce tableau idyllique. La réputation de Jamal était devenue telle qu’il avait fallu lui faire quitter Kabul. Depuis deux ans, Jamal Seddiq se déplaçait en Afghanistan, au gré des missions du Khad, bougeant sans cesse pour échapper aux commandos qui le pourchassaient. Il n’avait pris que récemment conscience de ce danger, en parlant avec un prisonnier qu’il avait estropié et qui lui avait révélé l’étendue de sa réputation. Jamal s’était aussitôt confié à son copain, demandant qu’on le protège. Ses chefs lui avaient alors fait une proposition. Il y avait une mission urgente et dangereuse à remplir, au Pakistan. Pour le compte des Soviétiques. Si Jamal s’en sortait, on lui donnerait ensuite un job tranquille dans la grande base soviétique à côté de Kabul. Il aurait simplement à garder les chars et à participer à leur entretien… Plus de tortures…
C’est ainsi qu’il s’était retrouvé à Peshawar… Chef d’un commando chargé d’une mission ultra-secrète.
Seule surprise, la participation d’une femme qui leur avait remis leurs instructions et leurs armes. Ce qui avait sidéré Jamal. Les femmes ne devaient faire que la cuisine et des enfants. Si elles se mêlaient de faire la guerre…