— Pourquoi ?
— Les mudjahidins l’accusent d’avoir des rapports avec le Parcham, à cause de certains liens familiaux. Comme si ce n’était pas inévitable ! Au Vietnam aussi il y en avait chez les Vietcongs et les Gouvernementaux…
Malko eut envie de lui dire que ça avait mal fini et que le Vietnam n’était pas une bonne référence pour les questions de Renseignement.
— Et les Pakistanais ? demanda-t-il.
Fred Hall eut un sourire ironique.
— Ça leur donne de l’urticaire de demander quoi que ce soit à une femme. N’oubliez pas que dans ce pays, elles sont encore entre le chien et le chameau. Alors, une moderniste qui refuse le voile et le reste, il y a de quoi avaler son Coran. Mais vous pouvez y aller, si elle accepte de vous aider.
— Vous m’avez dit la même chose de Sayed Gui, remarqua Malko. Pourtant, tout semble prouver que nous sommes trahis à un certain niveau.
— Sayed est « clair », trancha l’Américain. Mais dans tous les Mouvements de Résistance, il y a des brebis galeuses.
— Nasira Fadool accuse Khaled Khan d’avoir partie liée avec les Soviétiques et Sayed de le savoir…
Fred Hall leva les yeux au ciel.
— Tout est possible, mais jusqu’ici, je considère Sayed comme un des types les plus sains de la bande.
Finalement Malko n’était guère plus avancé. Délicieusement rafraîchi par la climatisation, il hésitait à replonger dans la fournaise. Fred Hall prit dans son réfrigérateur une bouteille de Vichy-Saint-Yorre et ils se désaltérèrent tous les deux. La chaleur sèche vous déshydratait en quelques heures.
— J’ai rencontré une Chinoise à l’hôtel, une certaine Meili qui se dit étudiante en urdu, expliqua-t-il. Vous pouvez la faire « cribler » par les Pakistanais ?
— Sûrement, fit le chef de station. J’espère qu’ils me diront la vérité. Nous avons beau avoir des relations « totem[24] », ils me font parfois des cachotteries.
Malko se leva. Il fallait continuer l’enquête. Compter sur la persévérance et la chance qui l’avait abandonné. Il songea soudain à une solution de rechange.
— Il n’y a qu’à organiser nous-mêmes la sécurité de la conférence des chefs de la Résistance, suggéra-t-il. Les boucler dans un endroit difficile d’accès et facile à surveiller. Avec quelques portiques magnétiques et des gardes sûrs, il n’y aura aucun danger.
Fred Hall éternua de rire.
— Il n’y a pas de portiques et pas de gardes sûrs… En plus, ces types font ce qu’ils veulent. Pas question de leur assigner un emploi du temps ou un lieu de séjour. Ils se baladent chacun avec leurs gardes du corps et se sentent parfaitement protégés. Du moment que c’est un vague cousin, il est sûr comme de l’or…
— Ce n’est pas idiot.
Nouveau soupir.
— Les cimetières autour de Peshawar sont pleins de types qui croyaient ça. Les Pachtous sont sensibles à l’argent et trahissent pas mal. Sans compter les innombrables haines familiales ou tribales. La seule solution est de découvrir ce que les « Ivans » et le Khad ont manigancé et de leur casser le coup.
— OK, dit Malko, de guerre lasse, je vais voir Sayed Gui. J’aimerais ne pas finir comme Bruce Kearland.
Le poste de garde de l’Alliance des Mudjahidins était comme d’habitude rempli de moustachus afghans au visage farouche, poussiéreux, sales, certains blessés. Un arrivage de l’Intérieur. Malko attendait depuis quelques minutes, assis sur une vieille caisse de munitions pour Lee-Enfield, rafraîchi par un petit ventilateur, dans une odeur de turbans sales. Enfin, Rassoul, le petit Afghan au nez tordu, accourut le chercher. Ils traversèrent la première cour pour gagner le bureau de Sayed au premier étage. Comme lors de ses précédentes visites, des mudjahidins traînaient un peu partout, désœuvrés, dormant à même le ciment dans tous les coins, bavardant, lisant le Coran, nettoyant leurs pétoires ou simplement cherchant un coin d’ombre. La plupart des bureaux ne comportaient aucun meuble. Cela sentait le manque de moyens, l’improvisation et la Foi.
Ceux qui avaient une arme l’exhibaient fièrement. Avant d’entrer dans le complexe, on était d’ailleurs soigneusement fouillé. Seul Malko, en sa qualité d’étranger, échappait à cette formalité. Il traversa la cour minuscule où la douzaine de gardes de Sayed Gui étaient accroupis par terre entre les éternels Kalachnikovs et les tasses de thé. La porte du bureau du directeur du renseignement s’ouvrit sur Asad, le géant barbu qui eut l’air d’essuyer ses paumes contre la main droite de Malko.
Sayed Gui boitilla jusqu’à lui et serra lui aussi ses deux mains. Une pile de dossiers débordait de son bureau.
— Je sais ce qui vous est arrivé dans le bazar ! dit-il.
Malko le regarda avec surprise :
— Comment ?
Sayed Gui eut un sourire malin.
— Les Pakistanais me tiennent au courant de tous les incidents de ce genre. D’après la description, j’ai su que c’était vous. J’ai aussitôt lancé une enquête et tout reconstitué. Celui qui a voulu vous tuer a reçu de l’argent d’un agent du Khad. Mais il ne savait sûrement pas qui vous étiez. C’est toujours ainsi.
— Et cet agent ?
— Nous ne savons rien.
— Eh bien, j’en sais plus que vous, annonça Malko.
Sayed Gui prit des notes tout le temps qu’il parlait, puis posa ses lunettes et lissa ses cheveux absents.
— Très, très intéressant ! fit-il de sa diction saccadée. Avec ces éléments, nous devrions avancer. Cela confirme l’existence de ce commando. Je vais envoyer quelqu’un au Friend’s Hôtel. Ils ont peut-être bavardé.
— À votre avis, comment m’ont-ils retrouvé ?
L’Afghan eut une mimique désolée.
— Je ne sais pas. On vous a probablement suivi après votre visite au Friend’s Hôtel.
Malko décida de frapper un grand coup.
— J’ai fait la connaissance de Nasira Fadool, dit-il. Elle prétend que Khaled Khan a partie liée avec les Soviétiques, à cause de l’héroïne. Et qu’il serait mêlé au meurtre de Bruce Kearland.
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Malko vit le directeur du renseignement perdre son sang-froid. Sayed Gui posa violemment ses lunettes sur son bureau, avec un regard presque haineux.
— Cette femme est un serpent, dit-il. Je suis persuadé qu’elle travaille avec le Khad. C’est une mécréante, une mauvaise musulmane. Vous ne devriez pas la revoir.
Il se calma avec peine et conclut :
— Nous allons enquêter et trouver les coupables, Inch Allah.
Et si Allah ne le voulait pas, les tueurs du Khad réussiraient leur mission. Malko but un peu de thé trop sucré. Il sentait que Sayed Gui, en dépit de sa bonne volonté, ne maîtrisait pas la situation. Soudain, la porte s’ouvrit violemment et on poussa dans la pièce un homme sans turban, les mains ligotées derrière le dos, l’air penaud. Sayed Gui l’apostropha violemment.
— Qu’a-t-il fait ? demanda Malko.
— Il est allé vendre sa Kalachnikov à Darra ! fulmina le chef du renseignement, alors que nous n’avons pas assez d’armes, que nos mudjahidins se battent avec de vieux fusils de chasse…
Il lança un ordre bref et Asad fit refluer le petit groupe hors de la pièce. Malko n’aurait pas voulu être dans sa peau. Sayed Gui redevint tout sourire, et dit :
— Il faudrait que les Américains nous donnent des missiles pour abattre les hélicoptères, des mitrailleuses lourdes. Alors, nous irions jusqu’à Moscou et nous mènerions la Djihad jusqu’à l’extermination du dernier « shuravi ».
24
Relations ouvertes entre deux services de renseignements, signifiant qu’on échange théoriquement toutes les informations.