Belle envolée lyrique… Malko termina son thé et se leva avant qu’on lui en offre un autre. La première qualité d’un agent secret au Pakistan était de pouvoir avaler des litres de thé. Les Afghans semblaient ne se nourrir que de cela. Avant de partir, il demanda soudain :
— Vous connaissez une Chinoise qui s’appelle Meili, et habite à l’Intercontinental ?
Sayed Gui secoua la tête.
— Non, pourquoi ?
— Rien, dit Malko, j’étais avec elle lors de l’attentat. Je me demandais si elle ne travaillait pas pour quelqu’un…
L’Afghan lui adressa un large sourire plein d’ironie.
— Ici à Peshawar tout le monde travaille pour quelqu’un, mais généralement pour plusieurs Services. On dit même que si le plat favori du Dean’s Hôtel est le veau à la Kiev, c’est pour faire plaisir à tous les agents du KGB qui viennent y dîner.
Sur ces paroles encourageantes, il prit congé de Malko, tandis que les trois téléphones sonnaient à la fois. Jurant de lui donner très vite des résultats.
Malko se retrouva dans la galerie extérieure où une file résignée de mudjahidins attendaient d’être admis dans le Saint des Saints… Rassoul essuya la sueur qui coulait le long de son nez tordu et ôta son turban un instant :
— Très chaleur, remarqua-t-il, dans son anglais bizarre.
C’était une litote. Ils durent enjamber des dormeurs, à rentrée de l’escalier. Tandis qu’ils le descendaient, plusieurs mudjahidins les croisèrent et Malko leur jeta un coup d’œil distrait. Soudain, il s’arrêta net et se retourna. Un des hommes qu’il venait d’apercevoir était le barbu à la voix douce du Friend’s Hôtel. Un des membres du commando.
En quelques bonds, Malko rattrapa le groupe et saisit par la manche celui qui l’intéressait. C’était bien lui ! Brusquement, le jeune homme se dégagea, laissant un bout de tissu dans les doigts de Malko et dévala l’escalier, dans un grand envol de pantalon.
Rassoul contemplait la scène, interdit.
— Rattrapez-le, lui cria Malko, c’est un homme du Khad !
Il dégringola à son tour les marches, arriva en bas et ne vit plus celui qu’il poursuivait qui s’était perdu dans la foule.
Cette fois, Rassoul se réveilla d’un coup. Bondissant sur la galerie extérieure, il se mit à hurler à l’intention de ceux qui se trouvaient dans la cour. Aussitôt, tous les inactifs saisirent leurs armes, courant dans tous les sens, bloquant les sorties. Rassoul rejoignit Malko, donnant à tous ceux qu’ils voyaient le signalement du barbu.
Il avait dû passer sous une voûte faisant communiquer les cours. La caserne comportait trois corps de bâtiments réunis par des cours, des escaliers, des passerelles, un véritable labyrinthe. Malko jeta à Rassoul :
— Faites surveiller toutes les entrées, les murs d’enceinte ! Il faut que personne ne sorte ! C’est un agent du Khad. Je vais voir Sayed Gui.
Tandis que le barbu au nez tordu se précipitait en hurlant comme une sirène, il remonta vers le bureau du chef du renseignement. Les gardes le laissèrent passer. Il déboula dans la pièce et, aussitôt, Asad bondit sur ses pieds, la main sur son poignard. Sayed Gui lui adressa un regard surpris.
— Il y a un tueur du Khad chez vous, avertit Malko.
Le boiteux ne mit pas longtemps à comprendre. Trente secondes plus tard, des gardes giclaient dans toutes les directions avec ordre de tirer sur tout ce qui voudrait sortir du complexe ; seul hic : le signalement donné par Malko était plutôt vague… Un jeune barbu en charouar marron avec un gilet, les cheveux courts et une barbe. Il y en avait des dizaines comme ça.
— Je vais faire rassembler les mudjahidins dans la grande cour, dit Sayed Gui. Ensuite, quelques hommes sûrs fouilleront tous les endroits où il pourrait se cacher. Nous le trouverons.
Escortés d’Asad et de Sayed Gui, traînant la patte, Malko se mit à explorer la caserne pièce par pièce, enjoignant au fur et à mesure à tous ceux qu’ils rencontraient de descendre dans la cour. Un haut-parleur se mit à glapir des ordres sans interruption. Sayed Gui serra fortement le bras de Malko.
— Vous allez le trouver ! affirma-t-il.
Ils parcoururent entièrement un des corps de bâtiment.
Personne.
Malko commençait à se décourager. Le jeune barbu avait eu le temps, dans la confusion, d’escalader un mur et devait être loin. À côté de lui, Asad, ouvrait et fermait ses énormes mains comme s’il s’entraînait à serrer un cou. Ils avaient été rejoints par trois dirigeants des mudjahidins, pistolet au poing. Maintenant, il y avait des gardes armés dans tous les coins et si le tueur était encore à l’intérieur du complexe, il ne pouvait pas échapper aux recherches. Dans leur zèle, les hommes de Sayed Gui ouvraient même les garages du rez-de-chaussée fermés de l’extérieur avec un cadenas !
Rien dans le second bâtiment. Tous les mudjahidins étaient au courant. On leur amena trois jeunes barbus déjà un peu malmenés, mais aucun n’était le bon…
Soudain, Malko balayant du regard tous les groupes qui les observaient, le vit !
D’abord, il crut à une erreur. Le jeune barbu, parfaitement calme, mêlé à des badauds, les regardait passer ! Il tendit le doigt vers lui.
— C’est lui !
Asad se rua en avant et Sayed Gui glapit aussitôt :
— Ne le tuez pas !
Aussitôt, tous les autres mudjahidins s’étaient écartés comme d’un pestiféré. Curieusement, le jeune barbu n’opposait aucune résistance. Il souriait même d’un air timide. À tout hasard, Asad lui envoya quand même un coup de crosse de Kalachnikov qui lui ouvrit l’arcade sourcilière gauche et le sang se mit à couler sur son visage.
— Fouillez-le ! ordonna Sayed Gui.
Le géant était déjà en train de le palper sous toutes les coutures. Il se releva, dégoûté et annonça :
— Il n’a rien.
On le força à approcher de Sayed Gui. Le chef du renseignement demanda :
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Jandad je suis un kabuli… Réfugié. Je voudrais m’engager dans les mudjahidins.
Parfaitement calme, malgré sa blessure, il parlait d’une voix douce, presque imperceptible. Malko commençait à avoir des doutes en dépit de sa fuite. Et si le portier de l’hôtel s’était trompé ? Il échangea un regard avec Sayed Gui qui demanda d’une voix moins sèche :
— Pourquoi t’es-tu enfui ?
— Je ne sais pas. J’ai eu peur.
— Cet homme dit que tu appartiens au Khad…
Le barbu secoua la tête avec un doux sourire d’excuse.
— Oh, non. Ce n’est pas exact !
C’est tout, pas de proclamations, rien. Malko n’en revenait pas. Il insista :
— Nous nous sommes vus au Friend’s Hôtel ?
Le barbu hocha la tête.
— Oui, monsieur.
— Vous l’avez quitté ?
— Oui, monsieur, je n’avais plus d’argent pour payer la chambre. C’était douze roupies par jour. Très cher.
À Malko, il s’adressait en anglais appliqué, à Sayed Gui, en dari. Un cercle muet et réprobateur de mudjahidins les entourait, visages farouches, barbes grises, cicatrices, turbans sales et armes brandies. Malko perdait pied. Sayed Gui aussi. Soudain, le jeune homme demanda d’une voix douce :
— Je voudrais voir le frère Sholam Nabi. Il me connaît…
Sayed Gui leva la tête vers la galerie extérieure desservant son bureau et cria en dari :
— Dites à Sholam Nabi de descendre tout de suite.
— Qui est-ce ? demanda Malko.
— Un des chefs du Lowgar. Il s’occupe de faire parvenir les vivres et les armes aux gens qui se battent là-bas.
Il se tourna vers le jeune homme :
— Tu as des amis dans le Lowgar ?