— Nous sommes arrivés, annonça Sayed Gui.
Asad, le géant aux mains moites frappa à une porte de fer avec la crosse de sa Kalachnikov et elle s’ouvrit, découvrant un visage mal rasé. Conciliabule à voix basse. Finalement, tous s’engouffrèrent à l’intérieur. Malko crut être entré en enfer. Il devait faire soixante degrés !
— Où sommes-nous ? demanda-t-il.
— Dans une verrerie qui appartient à un sympathisant, expliqua Sayed Gui. Nous sommes déjà venus plusieurs fois.
Un énorme four chauffé par des rampes de mazout laissait filtrer un magma brûlant de pâte de verre qui remplissait automatiquement des godets qui tournaient au-dessous du four. Ensuite, une matrice s’abaissait, donnant leur forme aux récipients qui partaient sur un ruban sans fin vers le refroidissement.
Deux hommes veillaient à la bonne marche des opérations. Malko, intrigué, se tourna vers Sayed Gui.
— Qu’allez-vous faire ?
— Nous allons le punir selon le code musulman, annonça le directeur du renseignement. S’il avoue, il sera jugé. Sinon, il sera exécuté sur-le-champ pour le meurtre de Sholam Nabi…
Deux mudjahidins venaient d’amener Jandad. Ils le traînèrent au-dessous du four et l’un d’eux lui détacha les mains avec son poignard. Sayed Gui s’approcha et lui tint un long discours en dari, criant pour dominer le rugissement des brûleurs. Le jeune barbu commença à se débattre et à crier. À cause du bruit assourdissant, on n’entendait rien, on ne voyait que sa bouche ouverte et ses traits déformés par la terreur. Horrible. Asad saisit à deux mains le poignet droit de Jandad et l’approcha de la roue aux godets, le plaçant juste en dessous de l’endroit où aboutissait la coulée de verre en fusion.
Cela se fit très vite.
Fasciné, Malko vit l’énorme goutte de verre pâteuse sortir du four, se faire cisailler par la pince automatique et glisser le long du rail-guide vers les godets. Elle s’écrasa sur la main de Jandad, comme une grosse fleur rouge.
Son hurlement couvrit le grondement du four. Asad recula, entraînant le prisonnier. Le jeune barbu lui échappa, tomba, se roula par terre, secouant sa main pour se débarrasser du verre brûlant collé à sa peau. Poussant des cris horribles à s’arracher les cordes vocales, sous le regard impassible de Sayed Gui. La douleur devait être atroce. Malko en avait la nausée. Sayed Gui se tourna vers lui.
— Normalement, nous aurions dû le tuer tout de suite, remarqua-t-il. Ce n’est pas une punition bien sévère…
Tout était relatif…
Jandad hurlait toujours, recroquevillé au pied du four. La pâte en fusion continuait à tomber régulièrement, se transformant en verre au fur et à mesure. Sur un ordre de Sayed Gui, Asad releva Jandad comme une plume, enveloppa sa main mutilée dans un chiffon et le traîna devant le directeur du renseignement, un peu à l’écart du four. Tous suaient à grosses gouttes à cause de la chaleur.
— Parle, ordonna Sayed Gui, sinon c’est ta tête qu’on va mettre à la place de ta main.
Le jeune barbu tomba à genoux, étreignant soudain les jambes de Malko, le suppliant en anglais.
— Please, please. Ne les laissez pas me tuer !
Malko avait une boule dans la gorge. Jandad n’avait pas vingt ans. Et pourtant, il l’avait vu commettre un meurtre de sang-froid. Il sentait les regards réprobateurs des mudjahidins dans son dos et put seulement conseiller :
— Dites ce que vous savez, je veillerai à ce que vous ayez la vie sauve.
— Vous êtes trop bon avec cette vermine, fit aimablement Sayed Gui. Il mérite cent fois la mort…
Sur un signe de lui, Asad arracha Jandad aux jambes de Malko et commença à le rapprocher du four. Hurlements déments. Demi-tour sur Sayed Gui. Cette fois, Jandad parlait. Le directeur du renseignement sortit un carnet de sa poche, prenant des notes, posant des questions. Jusqu’à ce que le barbu n’ait plus de voix… Alors, on l’emmena après l’avoir attaché de nouveau. Sayed Gui semblait perplexe. Ils sortirent de la verrerie et Malko eut l’impression de retrouver le pôle nord. Ses vêtements collaient à son corps. Jandad regrimpa de lui-même dans son coffre. Ils repartirent.
— C’est une histoire bizarre, dit Sayed Gui à Malko tandis qu’ils roulaient vers Peshawar. Je crois qu’il a dit la vérité parce qu’il avait très peur. Cependant, il y a quelque chose que je ne comprends pas…
— Quoi ?
— Il m’a avoué que son oncle fait partie du Parcham et occupe un poste important dans le Khad. C’est lui qui l’a endoctriné en lui promettant une bourse pour aller étudier à Moscou. Avant il fallait qu’il punisse des assassins. Il est venu de Kabul avec deux autres hommes dont il m’a donné les noms. Jamal Seddiq et Multan Mozafar. Membres du Parcham aussi.
C’étaient les noms que Malko avait recueillis au Friend’s Hôtel. Donc, sur ce point, Jandad disait la vérité.
— Ici, à Peshawar, ils ont rencontré une femme qui leur a remis des armes et des instructions. C’est Jamal Seddiq le chef.
— Qui est cette femme ?
— Il ne sait pas, il n’a jamais vu son visage. Ils l’ont rencontrée dans le bazar. À un des restaurants de Cinéma Street. Lui l’a vue seulement une fois. Il paraît qu’elle parlait parfaitement dari. Elle les a interrogés tous les trois. Ensuite, c’est Jamal Seddiq qui s’est occupé des contacts avec elle. Il possède un numéro de téléphone où la joindre. Mais on ne sait rien de son identité, ni de l’endroit où elle se trouve. Grâce au voile, c’est l’anonymat absolu.
» C’est elle qui a communiqué les instructions du Khad à Jamal Seddiq. Une liste de quatre personnes à abattre. Sholam Nabi était l’une d’entre elles. Comme il habite à la caserne et n’en sort jamais, il fallait y pénétrer. On a donné le stylo-pistolet à Jandad. Ensuite, il devait rejoindre ses complices.
— Où ?
— Au bazar. À un café en face de l’hôtel Prince. Tous les soirs, à l’heure de la dernière prière.
— Pourquoi ont-ils quitté le Friend’s Hôtel ?
— À cause de vous. Ils ont eu peur que vous reveniez avec des gens de chez nous. Il ne sait rien sur ce qui est arrivé au bazar.
— Qui sont ces gens qu’ils veulent tuer ? demanda Malko.
La voiture s’arrêta. Ils étaient arrivés à l’Alliance Islamique. On remit le jeune barbu dans sa prison souterraine. Le chef du renseignement attendit qu’on ait remis les planches en place pour répondre à Malko.
— C’est bien le point le plus bizarre ! dit-il. Il y en a un que je ne connais pas parce qu’il appartient au Hesbi Islami, au Parti Fondamentaliste. Mais les deux autres sont avec nous : l’un d’eux a été gravement blessé par une roquette russe. Il a perdu une jambe et travaille comme garde dans une villa. Un des premiers combattants du Lowgar. L’autre est entraîneur dans un camp pas loin d’ici. Aucun n’est une personnalité politique…
Malko était stupéfait. Pourquoi se donner tant de mal pour supprimer des gens sans importance ? C’était déroutant. Quel lien y avait-il entre ces quatre victimes désignées ? Il se tourna vers Sayed Gui :